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Les crimes impunis, un poison pour la société

02 novembre 2021
Les crimes impunis, un poison pour la société

Neuf fois sur dix, dans le monde, la personne coupable d’avoir tué un.e journaliste n’est pas condamnée. En Suède, nombre de reporters doutent de la capacité du système juridique à punir les actes de haine et les menaces qui les visent. Ce sentiment d’impunité bouleverse les modes de pensée et a de lourdes conséquences, écrit Cilla Benkö, membre du Conseil exécutif de l’UER et directrice générale de la Radio suédoise, à l’occasion de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes.

Le site Internet de l’UNESCO tient un décompte permanent de ces crimes, et des noms ne cessent de s’ajouter à cette liste macabre, qui en compte à ce jour 45 rien que pour cette année. Le 10 octobre, au Pakistan, le reporter de télévision Shahid Zehri était tué par une bombe placée dans une voiture. Le 28 septembre, Manuel González Reyes était abattu par balle à Cuernavaca, au Mexique, portant à sept le nombre de journalistes assassiné.e.s dans ce pays depuis le début de l’année. Le 3 juin, Mina Khairi, journaliste afghane de premier plan, était tuée à Kaboul. Il s’agit de la cinquième femme journaliste assassinée en 2021 en Afghanistan. 

Collectivement, les journalistes figurant sur cette liste illustrent les conséquences les plus graves de cette situation, ainsi que leur sacrifice extrême au nom de la liberté d’expression. Il est important de citer leurs noms et de reconnaître leurs efforts. Mais il est tout aussi important que leurs meurtriers soient poursuivis en justice et condamnés. Or, aujourd’hui, ce n’est très souvent pas le cas. Selon l’UNESCO, cette dernière décennie, un.e journaliste est tué.e tous les quatre jours en moyenne, et dans neuf cas sur dix, les coupables restent en liberté. 

Les meurtres ne sont pas les seuls crimes à rester impunis ou à ne pas faire l’objet d’une enquête. C’est aussi le cas de la plupart des autres attaques dont les journalistes sont victimes, telles que les actes d’intimidation ou de violence, ou encore le harcèlement. Cette réalité fait douter de la capacité de la loi à protéger leurs intérêts. Selon une étude réalisée par les universités de Lund et de Halmstad* en début d’année, plus de la moitié des membres de l’Union suédoise des journalistes déclaraient estimer que les pouvoirs du système judiciaire dans ce domaine étaient plutôt restreints, voire très limités. Ce résultat interpelle véritablement, pour un pays comme la Suède, doté de longue date d’une législation en matière de liberté de la presse et de liberté d’expression. 

À part les conséquences tragiques qu’il entraîne au plan individuel, ce manque de confiance a également des répercussions graves sur la société dans son ensemble. Celles-ci se traduisent par l’autocensure — des journalistes font le choix de ne pas couvrir certains domaines ou sujets — et par le risque d’émousser l’attractivité de cette profession en général. L’absence de retombées peut également alimenter une idée présente dans le contexte social actuel, qui consiste à considérer les journalistes comme des « ennemi.e.s », des traîtres.se.s individualistes qui diffusent des fausses nouvelles. Cette vision des choses, qui déshumanise littéralement toute une profession, conjuguée à l’impunité, crée un cocktail toxique qui peut avoir de graves conséquences. 

À la Radio suédoise, nous demandons à nos employé.e.s de signaler toutes les menaces et tous les actes répétés de harcèlement. Cela envoie un signal fort, tout en permettant de recueillir des statistiques sur la situation réelle. Selon l’enquête menée par les universités de Lund et de Halmstad, une part importante de journalistes suédois.e.s a déclaré avoir été la cible, au cours des trois dernières années, de menaces et de propos haineux, comme des injures (70 %) ou des propos diffamatoires (40 %). Près d’un quart (23 %) a même affirmé avoir été victime de harcèlement et ciblé par des menaces illégales. Les femmes journalistes sont plus victimes de harcèlement sexuel que leurs collègues masculins, et les journalistes d’origine étrangère sont plus souvent la cible de propos haineux et de menaces. 

Le journalisme d’investigation, qui consiste à enquêter sur des faits que certain.e.s voudraient laisser dans l’ombre, est sans surprise un domaine dans lequel les menaces sont particulièrement courantes. L’automne dernier, une défenseuse des droits des animaux accusée de menaces à l’encontre de Michael Verdicchio, reporter au Göteborgs-Posten, a été acquittée. La menace en question, particulièrement grave et qui avait été publiée en commentaire sur Facebook, est l’une des rares qui aient réellement donné lieu à des poursuites en justice. On comprend donc sans peine la réaction découragée du journaliste, dans le magazine Journalisten, face à cet acquittement : « Pour moi, cette décision revient à dire qu’il est acceptable de menacer les journalistes de meurtre ». 

J’espère que l’enquête actuellement menée par le gouvernement suédois** en vue de renforcer les pénalités applicables aux crimes visant les journalistes offrira à la police et à la justice les instruments dont elles ont besoin pour pouvoir traduire ces crimes en justice. Au-delà de cette enquête, qui va dans le bon sens, des avancées positives sont également à relever au niveau international.  

Fin septembre, lors de l’ouverture de la session du Parlement européen, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré que la liberté des médias revêtait une importance décisive pour l’avenir. Le lendemain, la Commission européenne présentait pour la toute première fois aux États membres une recommandation sur le renforcement de la sécurité des journalistes.

Cette année, le Prix Nobel de la paix, annoncé en octobre, a été attribué à deux journalistes, Maria Ressa, des Philippines, et Dmitry Muratov, de Russie, pour récompenser leurs efforts visant à préserver la liberté d’expression, condition sine qua non pour garantir la démocratie et la paix durable. 

Quantité de journalistes couvrent des sujets et mettent des événements en lumière au prix d’importants sacrifices personnels afin que le monde entier puisse être informé.
Nous vous voyons, nous vous entendons et nous devrions toutes et tous prendre votre défense.

*Haine et menaces contre les journalistes (2020/2021) M. Svensson/O. université de Björkenfeldt/Lund et université de Halmstad
**Renforcement de la protection au pénal pour certaines fonctions vitales de la société et autres questions pénales

Liens et documents pertinents

Contact


Cilla Benkö Lamborn

Directrice générale