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HISTOIRES

« Il n’est pas nécessaire que ce soit un film de David Attenborough pour qu’il ait un impact »

06 décembre 2022
« Il n’est pas nécessaire que ce soit un film de David Attenborough pour qu’il ait un impact »

Entretien avec Carys Taylor, directrice d’albert, par Alexandra Borchardt, auteure principale, Rapport Actualités 2023 de l’UER : le journalisme climatique efficace – entre connaissances et impact

Carys Taylor est la directrice d’albert, qui aide l’industrie à prôner une narration favorable au climat, ainsi qu’à mesurer et à réduire son empreinte carbone. Carys Taylor a travaillé au sein de BBC Studios et dans le secteur de l’énergie. Selon elle, les médias doivent encore comprendre l’ampleur de leur potentiel dans le plaidoyer en faveur d’une plus grande durabilité. albert fait partie de la British Academy of Film and Television Arts (BAFTA).

albert aide les sociétés de production cinématographique à réduire leur impact environnemental, en particulier leur empreinte carbone. De nombreux médias de service public figurent parmi vos clients. Comment cette organisation a-t-elle vu le jour ?

Il y a onze ans, un ingénieur de la BBC a pensé qu’ils devraient enregistrer leur empreinte carbone et il a conçu la version originale du calculateur de carbone proposé aujourd’hui par albert. Il était certain que ce calculateur pourrait être utile dans l’ensemble du secteur et la BBC a fait don de cette technologie à la BAFTA, afin qu’elle puisse la mettre à disposition gratuitement. Pendant les dix premières années, le projet est resté informel, puis au début de l’année 2021, il a été transformé en filiale officielle de la BAFTA : c’est là que je suis arrivée. 

Quelles étaient vos ambitions lorsque vous avez commencé ?

Il existe une demande immense – et en rapide augmentation – de soutien dans le domaine du développement durable. Les gens réalisent qu’il est important de travailler différemment, mais ne savent pas exactement comment s’y prendre. Il y a donc une opportunité d’accélérer le changement. Je viens du secteur de l’énergie – le réseau national – où mon travail consistait à aider les décideurs à comprendre la transition énergétique. J’ai trouvé là un fossé gigantesque entre la volonté politique d’atteindre zéro émission nette et les connaissances du public (et donc de la mission) sur la manière d’y parvenir. 

Vous avez donc apporté un point de vue extérieur ?

En quelque sorte. Avant cela, j’ai travaillé au sein de BBC Studios. Lorsque j’ai pris mon poste chez albert, je suis revenue dans le secteur du cinéma et de la télévision avec une meilleure compréhension du rôle qu’il joue auprès des publics pour leur permettre de participer à la démocratie. Il n’y a pas de conversation plus importante à avoir, en tant que société, que sur la manière de faire face aux impacts du changement climatique.

Parlez-nous un peu de ce que vous proposez au secteur. Quels sont les outils d’albert les plus appréciés ?

Nous éduquons, nous donnons les moyens et nous célébrons. Nous éduquons par le biais de formations gratuites, dont beaucoup sont en ligne. Nous avons des partenariats éducatifs avec au moins 40 universités au Royaume-Uni, qui nous permettent de proposer un module complet de premier cycle aux étudiants qui étudient le cinéma et la télévision. Nous générons ainsi le vivier de talents nécessaire à une pratique durable, afin que le secteur soit paré pour l’avenir. Nous donnons les moyens par le biais de diverses trousses à outils. Nous devons l’essentiel de notre renommée à notre calculateur de carbone, conçu spécialement pour ce secteur. Il détient des indices de carbone localisés pour le monde entier, ainsi que des comparateurs uniques.

Nous avons également mis en place la norme pour un studio durable (Sustainable Studio Standard), pour les espaces de studio physique, ainsi qu’un outil de participation éditoriale, sous une forme ludique. Il est fourni avec différents rapports et informations, qui montrent ce que les publics souhaiteraient voir en plus ou moins grande quantité. Il contient des études de cas et de petits clips destinés à servir d’exemples. Enfin, nous célébrons : nous récompensons les bonnes pratiques. Je parle de plus en plus de prix récompensant la narration aux organismes qui décernent des prix. Plutôt que de décerner un label écologique pour récompenser la réduction de l’empreinte, ce qui devrait devenir la norme, ces prix consisteraient à s’assurer que la narration a un impact, même si le sujet n’est pas spécifiquement le changement climatique. 

Les contenus comptent donc davantage que les processus et les structures ? 

C’est sur cela que nous souhaitons nous concentrer : inspirer les publics, leur fournir des moyens, trouver des solutions pour lutter contre le changement climatique, nous assurer que la narration a un impact, quel que soit le genre. Il n’est pas nécessaire pour cela que ce soit un film de David Attenborough.

Cette approche devrait être intéressante pour de nombreux organes d’information : comment déterminez-vous si une narration a un impact ?

C’est difficile, mais nous y travaillons. L’an dernier, à la COP26, nous avons organisé le Climate Content Pledge et aujourd’hui les radiodiffuseurs collaborent sur la recherche de l’impact des contenus relatifs au climat sur le comportement des audiences. Nous venons d’accueillir parmi nous un chercheur universitaire pour étudier cela de manière plus approfondie. Je pense que nous devons aussi regarder vers le secteur de la publicité : nous pouvons apprendre beaucoup à partir de sa manière de raconter des histoires, des méthodes auxquelles il fait appel pour générer des ventes. 

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

L’exemple qui me vient à l’esprit est tiré de la série de HBO « Succession ». L’un des protagonistes, Greg, a été déshérité par son oncle, qui lui a annoncé avoir couché Greenpeace sur son testament. Le lendemain, 20 000 personnes ont effectué des recherches en ligne pour savoir comment inclure Greenpeace dans leur testament. Nous pouvons nous inspirer d’exemples issus d’autres pratiques, comme l’utilisation des ceintures de sécurité ou l’alcool au volant, et étudier comment la narration a conduit à des changements de comportements dans ces domaines.

Il est probablement difficile d’établir un lien de cause à effet avec les changements de comportements.

Effectivement, nous travaillons sur la méthodologie. Tout d’abord, nous devons établir un point de départ mesurable, en développant un catalogue d’éléments ou de pratiques qui jouent un rôle dans les narrations, puis les enregistrer. Ensuite, nous pourrions comparer, par exemple, à quelle fréquence des pompes à chaleur figuraient dans les films, et comment la demande de pompes à chaleur a évolué au cours de cette période, en tenant compte des autres conditions, comme les mesures d’incitation fiscales. 

Que considérez-vous comme une excellente narration ayant trait au changement climatique ?

Il s’agit d’authenticité et de nuance, pas nécessairement de taper dans le mille. Une bonne narration est attrayante en soi pour un public donné. Le changement climatique nous affecte tous. Il y a donc, naturellement, un angle climatique dans la plupart des narrations. Par exemple « Morning Show » sur Apple, est un magazine d’actualités matinal, et l’une des journalistes gagne en popularité en raison de la passion dont elle fait preuve dans la couverture d’une manifestation sur un site d’extraction de charbon. L’émission porte principalement sur les abus dans la radiodiffusion. Les spectateurs n’ont donc pas nécessairement remarqué l’allusion au climat, mais une bonne narration suppose de rendre compte de manière authentique du monde dans lequel nous vivons. 

Vous voulez dire qu’il est possible de glisser subrepticement du contenu relatif au climat partout ?

Je n’utiliserais pas ce terme. Il ne s’agit pas de faire quelque chose subrepticement, ce ne serait pas authentique. Il y a des opportunités partout. Les jeunes sont de mieux en mieux informés. Les radiodiffuseurs souhaitent attirer les publics jeunes, mais ils courent le risque de les voir fuir en grand nombre, car leurs contenus sont moins pertinents. 

L’intérêt de la jeune génération pour le climat semble évident. Qu’est-ce qui retient les radiodiffuseurs d’agir ?

Il est prouvé que les publics jeunes sont de plus en plus préoccupés par le changement climatique, comparativement aux générations précédentes. La pandémie a été une période difficile pour les radiodiffuseurs et les producteurs et il y a probablement un peu de lassitude à l’égard des règles. Les gens la comparent à la biodiversité et disent qu’il n’y a de place que pour un problème à la fois. Mais en réalité, ce sont des thématiques apparentées qui ne devraient pas être considérées comme des problèmes mais comme des opportunités de produire de meilleurs contenus, plus pertinents pour les publics. 

Vous dites que la diversité et l’inclusion impliquent que vous vous attaquiez au défi climatique ?

La thématique de la justice climatique est extrêmement vaste. L’Occident a été le plus grand contributeur au problème. Ceux qui souffrent sont ceux dont la contribution a été la plus faible et ce sont principalement des personnes non blanches. Il y a donc aussi une dynamique raciale dans l’injustice liée au changement climatique. 

Quels sont vos projets pour l’organisation ?

albert est entré dans une nouvelle phase, car notre soutien est de plus en plus sollicité. Nous avons doublé notre personnel au cours des 2 dernières années, passant à 15 personnes, et nous continuons à recruter. Nous avons eu quelques candidatures extraordinaires. De nombreuses personnes ayant une expérience dans la production et qui sont très motivées, surtout des jeunes gens. Mais nous avons besoin d’aide, aussi de la part des gouvernements. La production respectueuse de l’environnement a un coût très élevé, mais peut avoir un impact très fort sur la société.

Qui sont les clients d’albert ?

Notre direction se compose de dix membres, parmi lesquels des chaînes telles que la BBC, Discovery, Netflix, Sky, ITV et Channel 4. Puis nous avons un consortium qui comprend environ 18 sociétés de production. Nous sommes financés par leurs contributions, de sorte que les boîtes à outils et les formations peuvent être offertes gratuitement au point d’utilisation. Ils sont utilisés par de petites et de grandes sociétés, partout dans le monde, à peu près dans toutes les régions. Je tiens à ce que nous formions des partenaires locaux capables d’apporter une expertise locale dans la langue maternelle, avec une sensibilité culturelle. Par exemple, nous ne devrions pas aller dans différents pays en affirmant que les véhicules électriques sont la solution, parce que l’infrastructure locale n’est peut-être pas adaptée. Si nous développons des narrations en fonction de publics occidentaux, ce ne sera pas utile. 

Qu’est-ce qui a été pour vous le plus surprenant dans votre travail ?

Vous pouvez parler des contenus relatifs au climat à des personnes de notre secteur qui ne comprennent pas le raisonnement à ce sujet. Elles considèrent le climat comme une niche. Dans le secteur, certains font valoir que « les gens viennent à nous pour se distraire, ils n’ont pas envie qu’on leur rappelle des choses désagréables ». Je trouve parfois déprimant qu’elles ne voient pas les opportunités que cela représente. 

Pour ceux qui veulent commencer rapidement par le côté organisationnel des choses : quelles mesures pourraient permettre de progresser rapidement dans la réduction des émissions ?

Ce sont toujours les déplacements et l’énergie. Avons-nous réellement besoin de faire voyager les gens par avion aussi loin ? Si vous souhaitez faire quelque chose rapidement pour réduire vos émissions, passez à l’énergie verte et, pour ce qui est des déplacements en avion, faites voyager votre personnel en classe économique plutôt qu’en classe affaires ou en première classe. 

Il n’y a probablement pas tant de déplacements aériens en classe affaires ou en première classe dans la majeure partie du secteur des médias. Est-ce que vous-même et votre personnel continuez de prendre l’avion ?

Nous ne voyageons pas sur les vols intérieurs, sauf circonstances exceptionnelles, comme une grève des trains. Au Royaume-Uni, nous considérons que les vols intérieurs peuvent être évités. La situation est manifestement différente dans des pays comme l’Australie ou les États-Unis. Naturellement, nous devons faire preuve de bon sens et chaque situation est unique. 

Êtes-vous optimiste ou pessimiste en ce qui concerne ce type de changement ?

Je ne me prononce pas. Je ne pense pas que nous allons anéantir l’humanité tout entière, mais je crains des problèmes sociaux de grande ampleur, d’énormes souffrances. Tous les sujets que nous couvrons dans l’actualité – guerre, famine, migrations de masse – vont empirer en l’absence d’intervention sur le climat. La probabilité de guerres traditionnelles sera plus élevée en raison de la concurrence accrue pour les terres et les ressources naturelles. Si l’on veut voir le côté optimiste, il y aura davantage de points de bascule sociaux. C’est là qu’albert intervient. Nous devons améliorer la compréhension des gens. Il se pourrait qu’ils recyclent, effectivement. Mais beaucoup n’auront jamais l’idée d’examiner leurs retraites et leurs placements, ils n’envisageront pas forcément de passer à l’énergie verte, ils pourraient ne pas accepter la présence d’un parc éolien près de chez eux. Notre secteur pourrait apporter un éclairage sur ces opportunités.

Dans quelle mesure êtes-vous optimiste en ce qui concerne plus particulièrement le secteur des médias ?

Oui, je suis convaincue que nous allons atteindre nos objectifs de réduction des émissions. Mais nous devons aller plus loin en convertissant suffisamment d’esprits brillants et créatifs pour orienter le débat. Lorsque j’assiste à des événements, je me rends compte que ce domaine est toujours considéré comme cloisonné. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire du côté de la narration.

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Jo Waters

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