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HISTOIRES

La plus grande reconstruction depuis la Seconde Guerre mondiale

12 octobre 2022
La plus grande reconstruction depuis la Seconde Guerre mondiale

Interview de Wolfgang Blau par Alexandra Borchardt, autrice principale du rapport Climate Journalism That Works - Between Knowledge and Impact

Wolfgang Blau est un dirigeant de média international chevronné. En tant que chercheur invité au Reuters Institute for the Study of Journalism in Oxford, il a étudié le journalisme climatique. Il a aussi cofondé l’Oxford Climate Journalism Network, un réseau qui forme des journalistes du monde entier à l’information climatique. En octobre 2022, la société de conseil Brunswick l’a nommé associé gérant, chargé du pôle Climat.

Wolfgang, vous avez étudié pendant deux ans les informations diffusées par les médias sur le changement climatique. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

Ce qui m’a marqué, c’est l’ampleur du déni lorsqu’on est confronté ou lorsqu’on confronte les autres à la gravité de la crise climatique. Auparavant, je pensais qu’un progrès décisif serait accompli lorsque le déni serait surmonté. J’avais une vision un peu moralisatrice du déni, y compris du mien. Je le considérais comme une faiblesse ou comme quelque chose qu’il fallait vaincre. Je pense que c’est la raison pour laquelle le journalisme est souvent alarmiste et frontal : les journalistes ont souvent l’impression qu’il faut enfoncer le clou. Et puis j’ai commencé à me documenter sur la psychologie du déni. Aujourd’hui, je pense qu’on devrait considérer le déni avec plus de compassion. Il fait partie intégrante de notre psychisme et, en fait, il nous aide à survivre. Le déni est constitué de différents niveaux et il peut rarement être ébranlé par un journalisme de choc.

Toutes ces images d’incendies ou d’inondations, et ces interviews de scientifiques inquiets ne servent donc à rien ?

Le monde du journalisme part souvent du principe qu’une liste de faits et de chiffres est le meilleur moyen de faire comprendre l’urgence de la crise climatique. Or, les travaux récents de neuroscientifiques tels que Kris de Meyer, du Kings College, montrent que nous sommes plus sensibles à des représentations de la crise climatique concrètes et orientées vers l’action qu’abstraites et axées sur le problème. Nous avons besoin d’un journalisme climatique plus efficace, mais nous n’obtiendrons pas grand-chose en assommant le public.

D’après votre expérience, quel serait le journalisme climatique idéal ?

Le journalisme climatique d’un organe de presse doit être aussi omniprésent que les conséquences de la crise climatique. Il devrait être tout à fait normal d’écrire un paragraphe sur l’impact climatique dans un article sur un événement sportif ou sur les résultats d’une entreprise. Il est important de mettre en place un service Climat au sein d’une rédaction, mais on risque de créer aussi de nouvelles barrières. Or, il n’existe pas une seule thématique du journalisme qui ne sera pas touchée, soit directement par les conséquences climatiques, soit par les efforts de l’humanité pour atténuer le changement climatique ou s’y adapter. Le journalisme doit également traduire la question du changement climatique dans l’actualité locale. Le public y est généralement plus sensible qu’à des récits abstraits. Et, dans l’ensemble, l’information sur les solutions possibles doit s’inscrire davantage dans un contexte. Actuellement, les repères sont souvent absents. Les sujets sur les nouvelles technologies de capture du carbone ou sur les nouveaux parcs éoliens sont inutiles s’ils n’indiquent pas la capacité nécessaire pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de deux degrés Celsius. Regardez la pandémie de Covid : c’est seulement lorsqu’on a obtenu quelques données élémentaires qu’on a pu évaluer si la situation empirait ou s’améliorait. Cette vision globale fait souvent défaut en matière de journalisme climatique.

La situation est-elle donc la même que pour le journalisme numérique ? De nombreuses rédactions ont commencé par utiliser des ensembles de données complexes pour évaluer leur intérêt avant de prendre conscience que les meilleures statistiques sont celles que tout le monde comprend.

En effet, il faut des indicateurs simples. Et c’est très difficile de les trouver. Ce qu’il faut, c’est garder le sens des proportions. Comprendre comment un sujet donné s’inscrit dans son contexte ; quel bénéfice concret peut apporter une solution envisagée. En somme, il faut procéder dans un certain ordre. D’abord, décloisonner le journalisme climatique et en faire une pratique transversale. Ensuite, le situer autant que possible dans un cadre local et actuel. Enfin, le remettre dans son contexte.

Les rédactions sont-elles aujourd’hui à la hauteur du défi ?

De nombreux organes de presse produisent aujourd’hui un meilleur journalisme climatique qu’il y a deux ans. Malheureusement, même les efforts les plus importants restent sous-dimensionnés face au défi auquel nous sommes confrontés. Le changement climatique –ou quel que soit le nom qu’on lui donne : crise climatique, question climatique, urgence climatique, réchauffement climatique... Bref, le changement climatique est un défi systémique. Or, la plupart des organes de presse continuent de le traiter comme une thématique comparable à une autre. Certains ont mis sur pied un service Climat, mais laissent leur service Économie couvrir des sujets comme le géant de la fast-fashion Shein ou les résultats trimestriels de Saudi Aramco, comme si leur rédaction n’avait aucune expertise climatique. Ce cloisonnement n’a plus aucun sens. Et il ne s’agit pas d’injecter du militantisme ou de la politique dans l’information économique. Il s’agit plutôt de pratiquer un meilleur journalisme économique.

Vous déconseillez donc de créer un service Climat ?

Constituer un service Climat est toujours un bon début. Les organes de presse ont besoin de spécialistes du climat. Mais cette mesure ne peut pas répondre à la nécessité d’améliorer l’éducation au climat, ou la culture climatique, de toutes les équipes.

Certaines rédactions confient aujourd’hui les dossiers climatiques à leurs meilleurs journalistes. Le radiodiffuseur canadien CBC a attribué la rubrique Climat à un ancien correspondant de guerre. S’agit-il d’une tendance ?

Je n’ai pas remarqué un phénomène général dans ce sens. Mais vous avez raison : de nombreux rédacteurs considèrent le journalisme climatique comme de l’information de crise. Malheureusement, s’il est important de couvrir les événements climatiques extrêmes, ceux-ci ne sont que la face visible d’un problème beaucoup plus profond et systémique. Prenons par exemple l’adaptation au climat, l’anticipation ou encore l’atténuation des effets du changement climatique qui ne peuvent plus être évités ou qui sont déjà présents. Pour la seule adaptation au climat, nous assistons à la plus grande reconstruction en cours depuis la Seconde Guerre mondiale. Nos infrastructures de transport et nos villes sont-elles préparées à la hausse des températures ou à l’élévation du niveau de la mer ? Comment faire évoluer l’agriculture mondiale pour que les cultures résistent mieux à la chaleur ou à la sécheresse ? Dans le seul domaine de l’adaptation au climat, il existe de multiples questions importantes et intéressantes qu’un rédacteur risque de négliger s’il réduit le journalisme climatique aux catastrophes et aux crises.

Parfois, on a l’impression que les régions du Sud prennent le journalisme climatique plus au sérieux, parce que les effets du changement climatique y sont déjà plus prononcés.

Ça dépend. Dans ce qu’on appelle le Sud, il est souvent difficile d’obtenir des données climatiques régionales fiables. Une journaliste de radio kenyane nous a expliqué que certains de ses auditeurs pensaient que la baisse de leurs récoltes était un châtiment de Dieu. Dans ces circonstances, le journalisme climatique prend un sens très différent. J’ai également entendu dire que des responsables politiques d’États insulaires menacés, pourtant très sensibilisés au climat, déclaraient en privé qu’ils ne parlaient pas aux journalistes de la gravité de la situation, pour ne pas dissuader les investisseurs de construire des hôtels de luxe qui attireraient les touristes dont ils ont besoin...

Alors, où trouver le journalisme climatique le plus innovant ?

Lorsque je compare les pratiques du journalisme climatique, je constate surtout des différences marquantes entre les États-Unis et le reste du monde. Aux États-Unis, les journalistes dépensent comparativement plus d’énergie à démontrer et à défendre les principes de la climatologie que dans la plupart des autres régions du monde. C’est aussi aux États-Unis que j’observe les meilleures pratiques en matière de journalisme climatique. Parmi les grands organes de presse, figurent notamment Bloomberg Green, le New York Times et le journal californien Los Angeles Times. Il existe aussi, bien sûr, une myriade d’excellents bulletins et podcasts. J’aimerais seulement que les radiodiffuseurs publics européens en fassent davantage.

Ce sont tous des poids lourds. Peut-on commencer petit ?

Bien sûr. On peut choisir un domaine particulier et y exceller. Le changement climatique étant un défi systémique qui touche tous les aspects de nos sociétés et de nos économies, on peut cibler et couvrir une seule thématique, par exemple les activités climatiques des grandes ligues de football. Mais si on a l’ambition, comme l’agence de presse AFP ou Radio France, de donner une dimension climatique à tous les services, alors il faut mettre en place une éducation climatique dans toute la rédaction, avec une équipe spécialement chargée de la développer, ce qui coûte cher.

Les médias de service public ont-ils un rôle particulier à jouer dans le journalisme climatique ?

En Europe, les médias de service public ont une responsabilité plus importante en la matière, car ils sont relativement bien financés. En outre, ce sont souvent les organes de presse les plus fiables. Concernant le journalisme climatique en particulier, la confiance du public dans un organe de presse est un élément extrêmement important. Je suis parfois frappé par la timidité des médias de service public. Certes, dans de nombreux pays, ils sont soumis à des pressions politiques de plus en plus fortes. Mais céder d’avance n’est pas une stratégie.

Aujourd’hui, avec la guerre d’un côté, et la pandémie de l’autre, les rédactions sont face à des priorités contradictoires.

Dans l’histoire du journalisme climatique, il y a toujours une autre crise qui passe avant. Souvent, il n’est même pas nécessaire que ce soit une crise. Pour que le dernier rapport du GIEC disparaisse de l’actualité en quelques heures, il a suffi qu’un acteur de Hollywood se comporte mal aux Oscars. Sa rédaction avait pourtant pris sept ans. Aujourd’hui, avec l’agression de l’Ukraine par la Russie, plusieurs participants de l’Oxford Climate Journalism Network ont indiqué qu’ils ne pourraient plus couvrir le changement climatique, parce qu’ils devaient aider le service Actualités ou couvrir la crise énergétique. Cela étant, l’éducation en matière d’énergie est un aspect essentiel du journalisme climatique. Il semble également que la guerre en Ukraine ait sensibilisé le monde à l’importance de l’énergie pour nos sociétés et nos économies. La prochaine étape sera peut-être la prise de conscience des nouvelles dépendances géopolitiques que le passage nécessaire aux énergies renouvelables risque de créer.

Ce qui devrait intéresser tous les journalistes politiques... Mais la culture climatique doit-elle vraiment concerner toute la rédaction ?

Oui, les rédactions ont besoin d’une culture climatique plus importante. Tout comme les organes de presse ont compris à un moment donné qu’ils ne pouvaient plus se contenter de quelques spécialistes du numérique, mais qu’ils devaient améliorer la culture numérique de chacun pour conserver toute leur pertinence.

La connaissance suffit-elle pour encourager l’action ?

On peut avoir de bonnes connaissances factuelles sans pour autant comprendre l’urgence de la situation. Le déni s’est déplacé. Auparavant, on rejetait les données climatologiques et, plus particulièrement, le fait que le changement climatique depuis l’ère préindustrielle est d’origine humaine. Aujourd’hui, on ne veut pas reconnaître l’urgence de la situation ni admettre le peu de temps qu’il reste pour éviter une évolution encore plus dramatique. Prendre conscience de cette contrainte de temps fait partie de l’éducation climatique.

La pression des jeunes générations contribuera-t-elle à une réorganisation des rédactions ?

Lorsqu’on dirige une rédaction, on doit travailler avec une équipe donnée, qu’on n’a pas nécessairement choisie. Mais au fil des années, j’ai remarqué que les collègues en fin de carrière pouvaient être les plus fervents partisans d’un changement organisationnel. Évidemment, je n’ai jamais entendu un jeune journaliste dire : « heureusement que je ne vivrai pas assez longtemps pour voir les effets les plus dévastateurs du changement climatique ». Mais j’ai entendu quelques confrères plus âgés exprimer ce type de sentiment. Et certains n’en étaient qu’à mi-carrière : à croire qu’ils n’avaient jamais lu un seul rapport du GIEC.

Le climat est-il devenu un sujet de premier ordre ?

Dans les rédactions ? J’en doute. En réalisant de précédents travaux, j’ai été quelque peu étonné de rencontrer des dirigeants de très grandes entreprises internationales possédant une profonde connaissance de la crise climatique, et aucun rédacteur en chef ayant le même niveau d’expertise. Dans de nombreux grands organes de presse, l’éducation climatique en est encore au stade de l’éducation numérique à la fin des années 1990, lorsque les rédacteurs en chef déléguaient les questions « Internet » à quelques spécialistes ou venaient juste de constituer leur première équipe numérique, souvent à une distance prudente de la salle de rédaction principale. Mais la crise climatique se caractérise par la capacité à évoluer plus rapidement qu’on ne le pense. Je ne serais donc pas surpris de voir bientôt un grand organe de presse se réorganiser autour de la crise climatique comme axe principal.

Cet entretien est extrait du rapport Climate Journalism That Works – Between Knowledge and Impact, qui sera publié au printemps 2023.

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