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Entretien avec Thor Gjermund Eriksen, qui a passé 10 ans à la tête de la NRK

19 mai 2022
Entretien avec Thor Gjermund Eriksen, qui a passé 10 ans à la tête de la NRK

Thor Gjermund Eriksen nous fait part de ses réflexions concernant l’évolution de la NRK sous sa direction : selon lui, « ce n’est pas durant une crise que l’on bâtit la confiance » et les médias de service public (MSP) doivent apprendre à « aimer l’imprévisible ».

Pendant les 10 années passées sous votre direction, la NRK a entrepris une transformation numérique de grande envergure. Quelles sont vos principales réussites ?

Je suis arrivé à la NRK en novembre 2022. Il est difficile de résumer l’ampleur et la profondeur des changements survenus dans l’industrie des médias et de décrire en quelques mots à quel point la NRK est différente aujourd’hui. Avant, le numérique occupait 30 à 40 personnes. Aujourd’hui, la taille de cette équipe est dix fois plus importante. Nous employons 20 % de personnes en moins sous contrat à durée indéterminée et la NRK collabore de plus en plus avec des prestataires extérieurs. L’idée était d’accélérer tout en améliorant la qualité et ce, pour l’ensemble de nos processus.

En 2021, la NRK a enregistré sa meilleure audience cumulée. Jamais nous n’avions touché autant de Norvégien.ne.s par le passé, aussi souvent. Nous avons également entrepris de nous rapprocher des jeunes publics, qui se tournent de plus en plus vers la NRK et lui accordent une confiance grandissante. Nous continuons malgré tout à suivre de près cette tranche d’âge et à examiner ses modes d’interaction avec les médias de service public.

La NRK occupe une place importante en Norvège. Nous avons été capables de riposter en termes d’audiences, et à présent, nous exploitons le principal service de streaming du pays, qui est plus important que Netflix et HBO. Les publics font une utilisation tout à fait différente de nos contenus par rapport à il y a sept ans, et nous allons certainement nous attacher à asseoir notre place et à nous assurer que pour tous nos publics de moins de 55 ans, nos services audio et vidéo en streaming sont plus dynamiques que nos services linéaires.

L’on me demande souvent d’expliquer pourquoi la confiance du public à notre égard s’est renforcée durant la pandémie. Je ne crois pas que la confiance se gagne de façon soudaine, au beau milieu d’une pandémie ou d’une guerre. La confiance repose sur la qualité du travail mené pendant toutes les années sans pandémie ou guerre. La NRK doit occuper une place importante dans la vie de tous les jours, tout le temps. La confiance se construit sur le long terme ; elle ne peut se fonder sur une réaction face à une crise.

Quels sont les principaux défis auxquels les MSP sont confrontés aujourd’hui ?

En ce qui concerne les défis internes, je pense que les dirigeant.e.s doivent préparer leurs organisations à l’imprévisibilité. Nous devons tous et toutes être mieux préparé.e.s à faire face aux chocs. Certes, nous ignorons quand une crise arrivera ou de quelle façon elle éclatera, mais nous savons qu’elle ne se produira pas au moment où nous nous y attendons. Il est probable que la prochaine crise coïncidera avec l’arrivée de nouveaux concurrents ou de technologies émergentes qui offrent aux publics des modes inédits de consommation des contenus. C’est justement l’un de mes principaux messages aux médias audiovisuels publics : nous devons absolument prendre à bras le corps la notion d’imprévu et de choc. Je précise, pour éviter tout malentendu, que je ne suis pas adepte des conflits ou des pandémies, mais je suis très admiratif des organismes qui sont préparés à faire face à des difficultés imprévues.

Dans notre secteur, nos principaux défis, face aux menaces extérieures, consistent à renforcer nos plateformes et nos marques, à nous battre pour conserver notre contrôle éditorial et à lutter contre les géants de la tech qui font office d’intermédiaires entre les diffuseurs et leurs publics. Les enjeux sont la confiance, le contrôle éditorial et une moindre dépendance à Facebook, Google et Apple. Avant, la difficulté était principalement du côté de la vidéo, mais je constate que cela se répand à l’audio, y compris les contenus radiophoniques et les podcasts. Et le fait que Spotify soit une société européenne ne rend pas les choses plus faciles, loin de là.

Que faire, selon vous, pour remporter la mise face aux géants de la tech ? 

Les géants de la tech sont incontournables ; il faut donc trouver des façons de nouer des liens avec eux. Heureusement, en Norvège, la nouvelle ministre de la Culture est très investie dans ce dossier. La NRK collabore étroitement avec le gouvernement norvégien et d’autres sociétés de médias pour élaborer une position commune face aux géants de la tech et trouver le juste milieu entre leurs positions innovantes et l’indépendance du secteur des médias. C’est un exercice difficile, tout particulièrement parce qu’en Norvège, les représentant.e.s de ces entreprises n’ont pas une grande influence sur leur propre organisme.

La NRK a pris un tournant stratégique face à ces acteurs : nous avons annoncé très clairement, en interne et au public, que nous allions retirer nos contenus des plateformes internationales. Notre objectif, ce faisant, est de renforcer nos propres plateformes en y publiant des contenus exclusifs, plus nombreux, et de nous tourner vers les acteurs internationaux uniquement pour cibler certains groupes d’âge.

Ces sociétés sont habiles et très puissantes. Si vous comparez le poids économique de Google, Facebook ou Apple à celui d’un État, ces entreprises se classeraient parmi les 20 plus grandes nations au monde. Elles ne sont pas malfaisantes par nature, mais leur puissance doit être encadrée. Et c’est justement là que l’UER a un rôle primordial à jouer. Ensemble, nous pouvons unir nos efforts stratégiques, aux niveaux national et international, pour définir une position commune en matière de réglementation des acteurs internationaux.

Quelle relation entretenez-vous avec les autres médias norvégiens ?

Avant d’arriver à la NRK, je dirigeais l’un des plus grands médias privés du pays et il y a près de 20 ans, j’étais rédacteur en chef de l’un des plus grands journaux norvégiens. Au quotidien, la NRK coopère de façon constructive avec le secteur privé. Nous sommes une organisation ouverte d’esprit. Nous nous réunissons régulièrement et sommes à l’écoute des difficultés des un.e.s et des autres. La façon dont nous collaborons sur des dossiers tels que celui des géants de la tech est un bon exemple : la ministre de la Culture invite toutes les sociétés de médias à participer à une réunion, mais nous devons nous préparer et nous mettre d’accord entre nous en amont. Si toutes les parties prenantes étaient arrivées avec leurs propres points de vue et trois ou quatre demandes chacune, les responsables politiques auraient croulé sous les revendications — et auraient donc fini par dire non à tout ! Nous avons dû élaborer un processus pour parvenir à des positions communes et décider ensemble quelles étaient les trois principales priorités de l’industrie norvégienne des médias. Ce processus s’est avéré efficace pour les politiques et fructueux pour les médias.

Cependant, dans le débat qui porte sur le concept de service public, les médias privés ont la capacité de peser, en particulier lorsque les politiques mettent en cause notre mission ou notre financement. Je suis néanmoins convaincu que les MSP disposent d’arguments solides, car les données montrent qu’ils apportent une contribution positive au marché des médias dans sa globalité, à la démocratie et à l’ensemble des publics. Les MSP ne devraient pas brader leurs ambitions au nom d’opinions politiques. Nous devons défendre nos valeurs. Contrairement à ce qu’il se passe dans de nombreux pays européens, les tensions ne sont pas trop fortes en Norvège parce que la presse privée, les médias locaux et les télévisions commerciales ont réussi à transformer leurs modèles opérationnels, à élaborer des produits numériques et à améliorer leurs résultats. En Norvège, les médias privés savent ce qu’ils font et c’est un point fondamentalement positif pour l’industrie audiovisuelle dans son ensemble, y compris pour les médias de service public.

Comment percevez-vous le rôle des MSP dans des sociétés divisées ? 

J’adore le concept de médias de service public ainsi que la mission qui leur est conférée. Les MSP nourrissent la diversité culturelle et la cohésion sociale d’un pays, ils sont la pierre angulaire de toutes les démocraties.

J’ai été le huitième directeur général de la NRK depuis la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, dans beaucoup de pays, les services publics ont certes joué un rôle dans la reconstruction, mais ils dictaient comment vivre, décrétaient ce qui était bon ou mauvais, imposaient un mode de vie homogène, façonnaient la société selon la ligne de la majorité des responsables politiques. À la NRK, nous ne sommes pas fier.ère.s de la façon dont nous avons traité les minorités à cette époque. Elles étaient opprimées, et leur langage et leur culture n’étaient pas respectés.

Aujourd’hui, c’est tout le contraire : notre rôle est d’encourager l’acceptation et le respect des différences comme ciments de notre société. C’est vraiment un changement majeur dans les responsabilités qui incombent aux MSP. Notre rôle consiste à lutter pour le droit de choisir sa vie. Je ne pratique aucune religion, mais je me suis réellement battu pour que toutes et tous puissent afficher des signes de leur foi. Aujourd’hui, nous vivons dans une société multiculturelle et nous devons mieux refléter cette réalité. C’est justement ce que certaines personnes, certains partis ou responsables politiques reprochent à la NRK. Mais nous défendons notre ambition, qui est de faire accepter la diversité, et nous montrerons cette diversité telle qu’elle est. J’aime à dire que la NRK entend être un forum national où chacun.e peut voir des gens qui lui ressemblent sous certains aspects, et entendre aussi bien des opinions partagées que des convictions différentes.

Pour remplir cet objectif, la NRK doit élargir sa couverture et pouvoir toucher l’ensemble de la population norvégienne, tous les jours. Mais même en Norvège, pays qui a la chance d’être l’un des plus riches au monde, certains groupes sont en difficulté, notamment les personnes qui vivent en dehors des villes et celles qui ont un faible niveau d’éducation. Donc même en Norvège, la NRK doit rester réaliste quant à ses ambitions.

Concernant le nouveau modèle de financement de la NRK : pensez-vous qu’il s’agit d’un modèle durable pour les MSP ? 

En octobre 2013, la Norvège s’est dotée d’un nouveau gouvernement, conservateur, qui a ouvert un débat difficile sur le financement de la NRK et qui souhaitait restreindre sa mission. Ce gouvernement est resté au pouvoir pendant huit ans et avec le temps, il est toutefois devenu de plus en plus favorable au service public.

Je dois reconnaître que je n’étais pas convaincu par l’idée de modifier le modèle de redevance, que nous souhaitions garder parce que pour nous, c’était le meilleur moyen de garantir l’indépendance de la NRK. Nous avons dû collaborer avec six ministres de la Culture en huit ans, mais progressivement, nous avons changé d’avis, pour plusieurs raisons. D’abord, le fait de présenter une facture de 2,2 millions deux fois par an devenait de plus en plus impopulaire. Ensuite, il était difficile de justifier le cadre légal : la population payait-elle pour les contenus linéaires et en ligne ? Nous devions constamment nous justifier, ce qui nuisait à notre image et à notre réputation. Nous avons fini par comprendre que si le pouvoir politique voulait nuire au service public, il pouvait le faire de mille façons, et qu’aucun modèle de financement ne pouvait nous protéger. Nous avons alors modifié notre stratégie : il s’agissait désormais de convaincre nos publics, car s’ils sont satisfaits, alors, les politiques le sont également. Donc, tant que vous pouvez garder cette position et adapter vos contenus pour fidéliser vos publics, votre stratégie est viable.

Tant que les responsables politiques prennent des décisions sur le moyen à long terme — des périodes de trois ou cinq ans —, un financement sur le budget de l’État est un modèle plus sûr que la redevance. Ces dernières années, le financement de la NRK a en fait été prévisible et fiable. Si nous fonctionnions toujours sur le modèle de la redevance, nous aurions probablement perdu 20 à 30 millions d’euros, parce que les politiques n’auraient pas financé une hausse de la redevance en pleine pandémie. Mais au contraire, avec ce nouveau modèle, le financement est planifié sur cinq ans et il a été respecté à 100 %.

 

J’ai aussi apprécié la transparence du processus. Par exemple, notre plan de financement sur quatre ans devait initialement démarrer la même année que les élections législatives. J’ai donc proposé au ministre de la Culture que le débat sur notre financement et notre mission soit reporté d’un an. Il n’était en effet dans l’intérêt de personne, ni du gouvernement, ni de la NRK, ni du public, de tenir un débat aussi important alors que l’attention devait se focaliser sur les élections. Pendant les campagnes électorales, la NRK est le lieu d’expression le plus grand et le plus démocratique et c’est cela qui compte, les années où il y a des élections. Le ministre a donc tout de suite accepté.

Vous avez quitté la NRK fin avril. Quelle est la chose que vous avez accomplie, durant vos dix ans à la tête de cet organisme, dont vous êtes le plus fier ?  

Si je repense aux 10 années que j’ai passées à la NRK, je constate qu’il est de plus en plus important de pouvoir compter sur des médias de service public impartiaux, indépendants, ouverts et dignes de confiance, en particulier ces deux dernières années, avec la pandémie, et aujourd’hui, avec cette guerre tragique qui se déroule en Europe. C’est pourquoi je suis assez optimiste pour la NRK, aujourd’hui que la majorité des responsables politiques voient et comprennent mieux notre utilité. Tant que la NRK conservera la confiance de ses publics, je serai optimiste pour l’avenir.

Et je veux être optimiste pour les MSP dans leur ensemble : ils doivent constamment s’adapter, améliorer la qualité de leurs processus et ne pas attendre que le gouvernement leur dicte leur ligne de conduite. Mais je ne suis pas naïf. La NRK est en bonne posture en Norvège, mais ailleurs en Europe, certains indicateurs sont au rouge, même jusqu’à très récemment dans des pays voisins tels que le Danemark. Mais même si la situation en Europe est contrastée, je refuse d’être pessimiste. Nous ne pouvons nous laisser aller au pessimisme tant que nous ne sommes pas certain.e.s d’avoir fait tout notre possible, au sein de notre organisme et main dans la main avec l’UER.

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Marie-Soleil Levery

Responsable Données Membres et Relations Nordiques

levery@ebu.ch