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DISCOURS

Le journalisme menacé : comment survivre aux tirs croisés

16 juin 2021

Noel Curran, directeur général de l'UER, prononce l'allocution de la BBC à l'occasion du Prix Italia, le 16 juin 2021

Tout porte à croire que la profession de journaliste joue aujourd'hui sa survie. Mais plutôt que de se montrer fataliste, j'aimerais formuler ici quelques idées au sujet des mesures qui, selon moi, peuvent être prises pour assurer non seulement la survie du métier, mais sa réussite future.  

J'ai toujours été passionné par le journalisme. Non pas naïf, mais passionné. Jeune reporter d'investigation à Dublin, il y a des années, j'étais déjà conscient des responsabilités qui reposent sur nos épaules et des conséquences que nos erreurs peuvent entraîner. Notre négligence, ou pire, notre irresponsabilité peuvent endommager des réputations, voire mettre des vies en danger.

Mais mon expérience m'a également fait prendre conscience du bien public indispensable que constitue le journalisme. Le journalisme alimente le débat, fait entendre différents points de vue, demande des comptes à ceux qui abusent de leur pouvoir. Il est capable de transformer radicalement la vie des gens.

Ma réflexion se fonde sur de nombreux événements que j'ai vécus au cours de ma carrière. Deux d'entre eux illustreront ici mon propos. Le premier est en lien avec une enquête que j'ai menée lorsque je travaillais pour la presse écrite. Nous avions publié une série d'articles au sujet de certaines malversations orchestrées à l'époque par le directeur général d'une entreprise irlandaise. 

Malgré les menaces d'action en justice, les articles en question sont parus car les faits étaient incontestables. D'autres médias s'en sont d'ailleurs largement faits l'écho. 

Une fois la poussière retombée, l'actualité a repris son cours. Mais dix ans plus tard, à l'occasion d'une soirée, j'ai rencontré par hasard le fils du directeur général mis en cause. Il avait une quinzaine d'années à l'époque de la révélation du scandale et vingt-cinq ans au moment de notre rencontre. Vu le contexte, ni lui ni moi n'étions à l'aise, mais la colère qu'il voulait exprimer visait surtout son père et non les journalistes. 

Peu à peu, il est parvenu à décrire les effets que nos révélations avaient eus sur lui-même et ses proches. Lorsque le scandale a éclaté, couvert de honte, il a longtemps refusé d'aller à l'école et a souffert de crises d'angoisse pendant des années. Sa mère s'est sentie trahie par les agissements de son père. Tout cela a laissé une profonde empreinte sur l'ensemble des membres de la famille qui, du reste, n'étaient probablement au courant de rien avant que l'affaire n'éclate. Complètement innocents, leurs noms ne sont apparus à aucun moment dans la presse et pourtant, leur vie a radicalement changé.

Un changement radical qui s’explique certes par les agissements du chef d'entreprise. Mais j'ai également pris conscience à ce moment-là que le journalisme d'investigation, même dans sa forme la plus précise, la plus exacte et la plus ciblée, peut échapper à tout contrôle, rebondir et avoir des effets collatéraux dans la vie de personnes complètement extérieures aux événements. 

Ce qui ne veut pas dire que les journalistes d'investigation doivent s'abstenir de faire leur métier. Les enjeux sont trop importants. Je n'ai pas arrêté de mener des enquêtes, mais j'ai pris conscience de mes responsabilités à cet égard et je suis devenu en conséquence meilleur journaliste, du moins je l'espère.

Un autre exemple. L'une des lettres les plus émouvantes qu'il m'ait été donné de lire m'a été adressée par une téléspectatrice après la diffusion par la RTÉ d'une enquête sur les pratiques d'une maison de retraite irlandaise. Menée sur une période de plusieurs mois au moyen d'une caméra cachée, l'émission révélait les terribles maltraitances que subissaient les pensionnaires : on voyait les plus vulnérables d'entre eux attachés à leur chaise, malmenés ou même frappés par le personnel. D'autres étaient laissés seuls pendant des heures, jour après jour, dans un fauteuil, sans la moindre occupation ni le moindre échange.

J'étais directeur général de la RTÉ à l'époque. Une personne m'a donc écrit pour me dire que sa mère âgée était pensionnaire dans cette maison de retraite et que notre enquête l'avait frappée au cœur. Elle se sentait coupable d'avoir placé là sa mère, choquée de n'avoir rien su et furieuse à la vue des séquences diffusées. Les remerciements qu'elle formulait en conclusion à sa lettre m'ont profondément bouleversé. Elle y rendait hommage aux journalistes, producteurs et rédacteurs de l'émission et à l'ensemble de la chaîne pour avoir mené l'enquête et diffusé le reportage malgré les menaces d'action en justice pour diffamation.

Tels sont les dilemmes auquel notre métier est confronté et les responsabilités que nous sommes amenés à prendre. Mais n'oublions pas les effets positifs qui en résultent et la possibilité d'œuvrer en faveur du bien public.

Voilà ce qui nous motive et qui fait que tout cela en vaut la peine.

Je reste intimement convaincu aujourd'hui du pouvoir et de l'importance du journalisme. Nous vivons dans un monde où chacun peut se faire journaliste et diffuser des informations dans le monde entier. Mais j'insiste, aujourd'hui plus que jamais, c'est le journalisme professionnel qui doit être financé et soutenu.

Or c'est la pratique de ce journalisme qui est de plus en plus souvent remise en question. 

Quelles sont les menaces qui planent sur notre profession ? 

- L'érosion de la confiance et de la véracité de l'information due au flux numérique continu de l'information, 24 heures sur 24.

- L'intimidation à l'encontre des journalistes et les tentatives de les réduire au silence  

- Les problèmes de financement conduisant à ce que j'appellerais le journalisme « en raccourci »

et sans doute la plus importante menace de toutes,

- Le contrôle accru exercé par les grands acteurs mondiaux sur la diffusion de l'information.

Voyons d'abord ce qu'il en est de l'érosion de la confiance et de la véracité de l'information due aux flux numériques continus.

Depuis un certain temps déjà, l'information circule en continu, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Les journalistes qui entrent aujourd'hui dans la profession ne peuvent plus imaginer qu'il en soit autrement.  

L'explosion de la consommation numérique ne fait qu'accentuer le phénomène. Les anciens délais que l’on croyait universels ont disparu : il y a longtemps que l'info n'attend plus le journal de 20 heures. L'événement doit être couvert dans l'instant. La course à la première place met les rédactions du monde entier sous pression.

Cette obligation de continuité et d'instantanéité, qui ne permet pas de se donner le temps de la réflexion, pousse les journalistes à faire des recherches rapides sur Google, réduit leur temps de préparation et les renvoie à des sources déjà connues. Trop souvent, le temps et la disponibilité mentale manquent pour approfondir les sujets, interroger les experts de tous bords et effectuer une vérification rigoureuse des faits. 

Chaque journaliste, chaque média est en concurrence avec d'innombrables fournisseurs d'information, souvent non rémunérés, surfant sur la vague de l'opinion publique et générant des pièges à clics qui n'entretiennent souvent qu'un rapport lointain avec la vérité. 

Nous sommes aussi en concurrence avec des créateurs de contenu concentrés sur des plateformes dont ils tirent leur revenu. Il peut s'agir d'activistes qui veulent faire passer un message en prétendant livrer des faits, ou encore de lobbyistes rémunérés pour défendre un programme politique.

Ils constituent un levier d'influence puissant qui rend difficile la recherche et la découverte d'informations vérifiées dans un espace médiatique fragmenté. 

La diffusion de fausses informations peut aller jusqu'à entraîner des conséquences tragiques. Nous en sommes tous les jours les témoins. Des exemples tels que les violences collectives et les meurtres en Inde à la suite de fausses accusations d'enlèvement d'enfants nous rappellent à cette réalité.  

La pandémie de COVID-19 est également un terreau fertile pour les allégations sans fondement, reprises et diffusées par de grands médias et même des personnalités politiques en vue. Ici encore, l'Internet a largement répercuté de terribles incidents comme la mort de centaines de personnes en Iran après la prise d'un prétendu remède au méthanol contre le COVID. Tout cela n'a guère contribué à endiguer la vague.

De tels incidents nous choquent, mais pas suffisamment. Imaginez que cela se soit produit en Europe. Quelle aurait été la réaction du monde politique ? Celle des médias et de leurs autorités de régulation ? Et nous, comment aurions-nous réagi ? 

Le public a tendance à réagir à ce qui se passe près de chez lui, alors que la technologie met le monde entier à notre portée. On ne peut plus aujourd'hui faire l'économie de notre indignation et de notre volonté de changement.

On est en droit de se demander si, dans un tel environnement, le journalisme peut encore survivre et prospérer ? 

Je pense que oui. Mais ne nous y trompons pas, le combat devient de plus en plus ardu. Malgré tout, nous pouvons encore gagner la bataille.

On entend beaucoup de choses négatives à propos de la presse, de son attitude, de sa déontologie, du journalisme et de son impact parfois délétère. Tout cela, nous l'avons entendu. Mais ceux d'entre nous qui croient encore au pouvoir positif du journalisme ne doivent pas perdre du vue le rôle rassembleur joué par nos médias tout au long des épreuves redoutables vécues ces derniers mois. Nos journalistes y ont pris une part très importante. 

Pas tous les médias, sans doute, et pas tous les journalistes. Mais une grande partie de nos rédactions, et particulièrement celles des médias de service public, a joué un rôle essentiel dans la diffusion de l'information et dans les campagnes de santé publique, en présentant informations et analyse de manière pertinente et équilibrée. Le public a été tenu informé, et ce qui compte avant tout, des vies ont pu être sauvées. 

Il ne s'agit pas de se montrer naïf ni de refuser l'autocritique, et encore moins de se reposer sur ses lauriers. Mais il ne faut pas laisser ceux qui détestent les médias prendre le contrôle de la communication. Nous devons parler d'une voix plus forte et plus audible et souligner aux yeux du public ce qui fait notre différence. Nous devons faire entendre notre voix. 

Certes, nous avons mérité des éloges, et nous devons continuer à les mériter. En tant que radiodiffuseurs de service public, nous devons nous hisser à la hauteur des responsabilités que nous impose le financement public. Les investissements dans le journalisme professionnel doivent être maintenus quelles que soient les contraintes financières. Parmi nos principaux objectifs, nous devons aussi continuer à mériter la confiance que le public nous accorde.  

On parle beaucoup de la confiance du public à l'égard des médias, mais je suis convaincu qu'une bonne partie de ce discours est tout bonnement faussé. Nombreux sont ceux qui voudraient nous faire croire que chez nous en Europe, la confiance accordée aux médias s'est universellement effondrée. Mais force est de constater que tel n'est pas le cas. La confiance du public dans l'information diffusée par la radio et la télévision se maintient à des niveaux élevés. Les études montrent que dans 21 pays de l'UE, la confiance accordée par le public aux médias nationaux demeure supérieure à 70 %. 

Mais cela ne veut pas dire pour autant que certains médias, dans certains pays, n'ont pas perdu la confiance du public. C'est indéniable, mais c'est loin d'être le cas partout. 

La confiance à l'égard des médias de service public en Europe reste élevée, notamment dans le contexte de la crise du COVID. Ce que l'on constate par ailleurs, c'est que la confiance exprimée à l'égard des plateformes est en chute libre. Nos chiffres révèlent qu’à peine 14 % de la population accorde du crédit aux informations fournies par ces plateformes, ce qui ne l’empêche pas de continuer à les utiliser. Que faut-il en conclure ?

L'an dernier, du côté des médias de service public, le renforcement de la confiance s'est accompagné d'une hausse des chiffres d’audience, hausse particulièrement significative chez les jeunes mais aussi chez les moins jeunes, notamment dans le domaine de l'information.

Nous devons donc poursuivre sur cette voie et nous confronter à de nouveaux défis, comme au cours de ces derniers mois. Nous savons que le public sera au rendez-vous.

Mais comment entretenir cette dynamique positive ?

De plusieurs façons.

Comme je l'ai dit, les MSP doivent continuer à investir dans le journalisme de qualité.

Il faudra consacrer encore davantage de ressources à équiper nos rédactions numériques. La transition vers le numérique doit s'accélérer, même s'il faut pour cela prendre des décisions controversées, comme réduire les effectifs et le nombre de rendez-vous horaires ou dans certains cas, fusionner complètement des équipes distinctes au sein de nos rédactions et basculer les ressources vers la mise en place de structures numériques centralisées.  

Malgré les bons résultats enregistrés par l'audiovisuel linéaire l'an dernier, nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers. Je suis fermement convaincu que le linéaire a de l'avenir. Je l'affirme depuis des années, alors que d'autres ont renoncé. Cependant, nous devons concentrer nos efforts sur le numérique, tout particulièrement dans le domaine de l'information. Pour ce faire, il nous faudra prendre dans les années à venir des décisions difficiles concernant l'affectation des ressources et les méthodes de travail.

Nous devons également investir dans la formation de nos journalistes et rédacteurs aux dernières techniques de production numérique, de sourcing et de vérification des médias sociaux, ainsi qu'au journalisme de données et au repérage et au traitement des fake news et des deep fakes. Ce sont là de nouvelles compétences que beaucoup de journalistes possèdent déjà, même si ceux qui pourraient bénéficier d'une formation dans ces domaines sont plus nombreux encore.  

En tant que médias de service public, nous devons aussi investir dans le journalisme d'investigation. C'est un métier dangereux, nécessitant d'importants investissements en temps et en ressources, comparable à l'extraction de diamants dans une mine. Voilà pourquoi tant de médias commerciaux y ont déjà renoncé. Netflix et d'autres, malgré les énormes ressources dont ils disposent, s'en tiennent soigneusement à l'écart. Mais pas nous, les médias de service public. Nous devons honorer notre mission, tant au niveau national qu'au sein de l'UER. C'est ce qui nous a menés à constituer le réseau de journalisme d'investigation, afin d'unir les efforts de tous ceux qui en Europe, se consacrent à cette tâche essentielle.

Nous devons aussi continuer à investir dans l'actualité internationale, qui n'attire pas toujours le grand public. En Europe, nous faisons partie des principaux investisseurs dans l'actualité internationale, ce qui nous distingue des autres médias et nous permet de mieux informer nos publics. Avec les contraintes budgétaires, réduire la couverture de l'actualité étrangère constitue une solution de facilité à mes yeux, simpliste, isolationniste et dangereuse.

Nous devons également investir dans des techniques de vérification telles que la technologie de détection par l'IA des deep fakes, le journalisme de données et la vérification des faits.  

Il nous faut également communiquer de manière plus transparente en matière de politique éditoriale de l'information. France Télévisions, entre autres, a entrepris une démarche intéressante à cet égard, en ouvrant au grand public certains processus décisionnels et éditoriaux du domaine de l'information, ce dont nous devons nous féliciter.

Mais pour concrétiser ces ambitions, nous devons continuer à nous battre pour maintenir à niveau le financement de nos médias car les restrictions budgétaires entraînent une réduction des investissements. Nous sommes forcés de faire toujours plus avec moins de moyens. Ici aussi, l'UER a un rôle essentiel à jouer. À l'interne également, nous devons réaffecter les ressources vers les domaines d'avenir, tout en collaborant davantage. Il faut bien se l'avouer, les médias de service public n'ont pas toujours été en pointe à cet égard. Mais nous évoluons. Confrontés à la diminution des ressources et à une concurrence toujours plus vive, nous devons unir nos forces pour survivre.

Tout ce que nous entreprendrons dans ce sens débouchera sur des résultats. 

Sans verser dans l'angélisme, il faut rester optimiste quant à l'avenir du journalisme, et tout particulièrement, du journalisme de service public à l'ère numérique. Hier encore, un haut responsable de Google reconnaissait que l'analyse de ses données de recherche montre que ce que veut le public désormais, ce sont des sources d'information fiables. C'est précisément ce que nous pouvons lui fournir.

Les Membres de l'UER ont conscience de l'atout que représente une information fiable et un journalisme digne de confiance, et se réfèrent à ces valeurs pour renforcer leurs liens avec le public.  Voici un bref clip vidéo qui vous montrera comment s'y prend la RTÉ, notre Membre irlandais.

Autre défi auquel est confronté le secteur de l'information : l'augmentation des intimidations, des menaces de violence ou de la violence réelle à l'encontre des journalistes, ainsi que la recrudescence des tentatives de la part des gouvernements de certains pays de museler les journalistes indépendants.

Les menaces et la violence à l'encontre des journalistes n'ont rien de nouveau. Je me souviens encore de ce jour de 1996 en Irlande, où Veronica Guerin, journaliste d'investigation qui m'avait énormément encouragé et soutenu au début de ma carrière, a été abattue dans sa voiture sur l'autoroute. Elle laissait derrière elle une famille éplorée.

Vingt ans plus tard à Malte, le même scénario se répète : Daphne Caruana Galizia, intrépide journaliste et écrivaine, subit un sort tout aussi odieux. Depuis lors, j'ai rencontré son fils à plusieurs reprises : sa colère n'a d'égal que son désir de justice et de protection pour les journalistes qui continuent le combat et qui doivent impérativement être soutenus. Au cours des vingt années qui se sont écoulées entre les meurtres de Veronica et de Daphne, on estime que plus d'un millier de journalistes ont été tués dans l'exercice de leur métier. C'est un fait extrêmement choquant. 

Sur l'ensemble des journalistes qui ont perdu la vie en 2020, 84 % ont été sciemment ciblés et délibérément assassinés. En Inde et au Mexique, certains ont été décapités ou brûlés vifs pour susciter la terreur.

Ce sont là des extrêmes, mais nos Membres savent qu'une attaque peut se produire n'importe où. 

Aux Pays-Bas, la NOS a été contrainte de retirer tous les logos de ses cars de reportage en raison des menaces et des actes d'intimidation dont elle faisait l'objet. Certains individus allaient jusqu'à s'attaquer aux véhicules et à sectionner des câbles.

Ces cinq dernières années, la SVT, télévision publique suédoise, a vu ses coûts de sécurité quadrupler, en grande partie pour assurer la protection personnelle de ses équipes. 

En moyenne, elle doit répondre à 35 alertes de sécurité par jour, du harcèlement aux actes de violence et aux menaces, tant physiques qu'en ligne.

L'intimidation prend de nombreuses formes ; l'explosion de la fréquentation d'Internet a engendré le phénomène du trolling, des abus et des agressions en ligne. 

Les femmes en particulier sont souvent prises pour cible. En décembre 2020, une étude de l'UNESCO a révélé que 73 % des femmes journalistes sont visées par des propos hostiles en ligne. En outre, 20 % des personnes interrogées ont déclaré avoir été maltraitées et attaquées hors ligne, en lien avec la violence dont elles étaient la cible sur Internet.

Un excellent documentaire intitulé « A Dark Place », réalisé par nos partenaires de l'OSCE, donne un aperçu de ce qui arrive aux femmes journalistes dans le cyberespace. Je vous le recommande vivement. La vidéo est accessible gratuitement à tous les Membres de l'UER. En voici un court extrait.

Je suis moi-même père de deux filles, âgées de 9 et 12 ans. L'aînée manifeste déjà un vif intérêt pour l'écriture. Je me demande souvent ce que je lui dirais si elle venait me voir plus tard pour me dire qu'elle veut être journaliste. Quels conseils lui donner ? Je ne le sais pas trop, pour être tout à fait honnête. Ce n'est pourtant pas un dilemme auquel j'aurais pensé il y a quelques années à peine.

Mais ce que je trouve particulièrement choquant dans le traitement réservé en ligne aux journalistes, hommes et femmes, c'est que ceux qui se livrent à ce type d'agression ne sont pas tous des excentriques, des désaxés ou des violents. 

Selon les rapports de l'ICFJ et de l'UNESCO, dans 37 % des cas, les auteurs de violences en ligne sont des hommes ou des femmes politiques, des employés au service d'un parti politique ou encore des fonctionnaires. 

Et nous ne pensons pas seulement à Donald Trump, nos Membres le savent bien. Tout récemment, des journalistes et des cadres de la  RTVSlo, la radio-télévision publique slovène, ont été la cible de calomnies et d'insultes en ligne, certaines étant proférées par des figures politiques de premier plan. 

Malheureusement, les individus qui menacent et attaquent les journalistes en ligne sont rarement tenus responsables de leurs attaques, même lorsque les reporters visés déposent plainte en bonne et due forme. 

Faire taire les journalistes, ne pas les écouter lorsqu'ils dénoncent des abus et, en fin de compte, les réduire au silence, voilà qui constitue une véritable menace à l'encontre de la profession. 

Que faire, comment réagir ? Comment les reporters peuvent-ils survivre à ce feu croisé ?

Encore une fois, nos organismes de médias ont une responsabilité envers leurs journalistes.

Nous devons mettre en place les directives et les procédures adaptées pour faire face aux abus, et apporter de l'aide à nos équipes en les formant aux mesures techniques et psychologiques auxquelles elles peuvent recourir pour contrer la violence en ligne et s'en protéger.

Nous avons la responsabilité d'agir face aux menaces, la responsabilité de veiller à ce que les journalistes signalent les abus et n'essaient pas simplement de s'en accommoder comme si c'était les risques du métier.

Les autorités, cependant, assument une responsabilité encore plus grande à cet égard. Elles doivent prendre les plaintes au sérieux, agir en conséquence et poursuivre ceux qui vont trop loin.

Le public a également un rôle à jouer. Si des figures du monde politique et ou d'autres personnalités de premier plan lancent en toute impunité des attaques verbales contre des journalistes sans subir les critiques du public, le harcèlement en ligne et l'intimidation se poursuivront sans entrave. Nous devons tous condamner fermement les attaques contre les journalistes dès que celles-ci se produisent. 

Certains signes positifs sont cependant déjà observés. Aux Pays-Bas, la police et les fonctionnaires donnent la priorité aux incidents impliquant des journalistes. Des directives concrètes et des formations sont proposées aux forces de l'ordre afin qu'elles apprennent à mieux riposter aux menaces contre les médias. En outre, les reporters peuvent contacter une ligne d'assistance téléphonique pour signaler des actes d'agression et de violence. 

Au Royaume-Uni et en Suède également, des mesures sont prises pour protéger les journalistes contre les abus et le harcèlement.

Nous attendons de l'UE, par son plan d'action européen pour la démocratie, qu'elle s'attaque directement à la violence physique et en ligne contre les journalistes. Nous la soutiendrons indéfectiblement dans ses efforts pour protéger les libertés démocratiques. 

Je suis convaincu que toutes ces mesures seront suivies d'effets. Mais cela ne suffira pas pour autant.

Les médias sociaux et les grands acteurs numériques doivent assumer leurs responsabilités, notamment en ce qui concerne les contenus illicites présents sur leurs plateformes.

Enfin, nous devons légiférer en matière de violence en ligne. Ce n'est que par la promulgation de lois et la mise en place de garanties institutionnelles que l'on pourra poursuivre les responsables et exercer un effet dissuasif à l'égard des comportements abusifs. Ce n'est qu'ainsi que nous verrons une amélioration durable de la situation. 

Alors que les menaces en ligne constituent un phénomène relativement nouveau, les pressions politiques exercées sur les journalistes, en particulier ceux des médias de service public, existent de longue date. 

Partout dans le monde, la liberté de la presse a reculé au cours de l'année écoulée. Un nombre croissant de gouvernements, y compris en Europe, tentent de faire taire les voix de l'opposition en restreignant la liberté de la presse. 

Des journalistes de plusieurs pays européens s'en sont plaints ces dernières années. Au cours des derniers mois, l'indépendance de la Télévision tchèque, Membre de l'UER, a été remise en question. 

Nous avons assisté à la politisation croissante de son organe directeur et à un effort concerté pour en saper la gestion.

Au Bélarus, le gouvernement est allé encore plus loin, notamment depuis les élections d'août dernier. Un nombre croissant de journalistes biélorusses et étrangers ont été emprisonnés, leurs familles ont subi des menaces et des vidéos d’aveux manifestement obtenus sous la contrainte ont été diffusées. Autant d’agissements qui portent atteinte à la liberté de la presse et à la démocratie. 

Notre Union a publiquement exprimé son soutien aux journalistes de la BTRC, son Membre biélorusse, qui protestent contre l'ingérence du gouvernement et le traitement qui leur est réservé. Récemment l’UER, en réponse à la diffusion de certaines images, a décidé de suspendre exceptionnellement le statut de Membre de la BTRC, dans l’attente d’une réponse de sa part.

Mais l'UER n'est pas la seule à être tenue d'agir dans ce domaine, même si les mesures prises semblent attirer l'attention, tant des milieux politiques que des militants. D'autres organisations, au premier rang desquelles figure l'Union européenne, ont l'obligation de prendre les mesures nécessaires pour accroître la pression sur les gouvernements de ces pays. 

Certains signes montrent déjà que l'UE s'intéresse de plus près à cette question. À cet égard, nous nous félicitons des pourparlers entamés autour d'un projet de législation européenne sur la liberté des médias. Tout porte à croire que les dispositions figurant dans les directives existantes pour garantir l'indépendance des organismes de réglementation seront mieux appliquées. 

Je soutiens ces mesures et suis convaincu qu'elles exerceront un impact positif dans certains pays. Cependant, je ne me fais aucune illusion quant à l'ampleur et l'étendue du problème. Le fait d'écarter de l'UER certains Membres ou pays ne conduira certainement pas à changer leurs pratiques ou celles de leur gouvernement, mais cela permet de réaffirmer notre position aux yeux des autres. Parfois, il faut savoir poser des limites. Notre organisation repose sur des valeurs et nous insistons sur le respect de certaines normes. Si celles-ci sont méprisées, nous prenons alors les mesures qui s'imposent. D'autres organisations internationales que la nôtre devront en faire de même dans les années à venir.

Le journalisme de qualité survivra-t-il ?

Je l'espère bien, mais seulement si nous parvenons à répondre à la plus grande menace de toutes,

celle posée par les acteurs mondiaux qui contrôlent la diffusion des contenus entièrement à leur profit.

Nous devons relever le défi et donner la priorité à la pratique d’un journalisme de qualité en nous affranchissant du contrôle des plateformes qui font office de « contrôleurs d’accès » et décident des contenus à diffuser. Nous devons amener celles-ci à rémunérer le contenu dont elles tirent profit.

Nous sommes confrontés ici à une menace majeure, et la contrer nécessitera du temps.

Les meilleurs contenus produits par les journalistes les plus talentueux et les plus courageux qui soient auront peu d'impact s'ils sont bloqués ou perturbés avant qu'ils ne parviennent à toucher le public. 

Le degré de visibilité, ou la facilité à trouver les contenus des MSP, constitue un principe essentiel pour garantir un accès aisé aux contenus du service public et à d'autres contenus présentant une valeur particulière pour la société. À quoi bon disposer des meilleurs contenus qui soient, des informations les plus fiables, si on ne les trouve pas en ligne ?

La loi sur les services numériques et celle sur les marchés numériques récemment proposées par l'UE nous donnent l'occasion d'aborder certaines de ces questions, du moins dans l'espace européen.

Mais ce sont les détails qui posent problème. 

Ces textes législatifs feront l'objet de débats intenses dans le cadre du processus législatif européen et l'élaboration d'une réglementation efficace prendra du temps. Je vous invite tous à alimenter activement le débat. Nous vivons un moment important.

En conclusion, je dirais que oui, les journalistes sont sous le feu d'un tir nourri et le danger s'accroît.

Certes, les obstacles dressés par le monde politique, les milieux criminels ou même un public blasé et sceptique ne sont pas faciles à surmonter.

Mais ce que j'ai essayé de faire comprendre aujourd'hui, c'est qu'il existe des solutions.
Des mesures concrètes peuvent être prises pour avancer.

Même si je n'exerce plus depuis un certain temps le métier de journaliste, je reste convaincu que nous devons continuer à nous battre pour les idéaux et les valeurs qui ont animé nos rédactions pendant des décennies, en particulier celles des médias de service public.

À l'ère numérique, nous devons moderniser notre approche de la profession.

Nous devons nous opposer à la domination des plateformes mondiales qui ont le pouvoir de restreindre l'accès des consommateurs aux contenus de qualité auxquels ils accordent leur confiance. 

Nous devons nous ouvrir à de nouveaux partenariats et à la collaboration avec les secteurs public et privé.

Nous devons protéger et former nos journalistes et investir dans un journalisme de qualité.

Et nous devons rester fermes, forts et unis pour lutter contre la violence en ligne, les attaques contre l'intégrité physique et les pressions politiques. 

Nous pouvons déjà voir notre horizon s’éclairer. J’en veux pour preuve ce que nous avons vécu l'an dernier. Pendant des années, on nous répétait que l'audiovisuel de service public était un dinosaure, un concept dépassé et sans intérêt. Pourtant, lorsque la plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale nous a frappés en 2020, vers qui le public s'est-il tourné au moment où il était le plus vulnérable ? Vers les dinosaures. L'ensemble du public, jeunes et vieux. Sur les médias linéaires et numériques. Et dans de nombreux cas, le public a privilégié les mêmes médias publics qui l’informaient déjà dans les années 40.

Nous gardons toute notre importance et ne sommes pas condamnés à « gérer notre déclin ».

2020 a été une grande année pour le journalisme, une grande année pour les médias de service public et pour leurs rédactions.

Voilà qui me redonne de l'espoir en l'avenir.

 

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Ecrit par


Noel Curran

Directeur général de l'UER

dgo@ebu.ch

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