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Entretien avec Zurab Alasania, Directeur Général de l'UA:PBC de 2014 à 2021

17 mai 2021
Entretien avec Zurab Alasania, Directeur Général de l'UA:PBC de 2014 à 2021

Zurab Alasania, directeur général de l’UA:PBC de mars 2014 à mai 2021, s’est entretenu avec Radka Betcheva, responsable des Relations avec les Membres d’Europe centrale et orientale.

VOUS AVEZ ÉTÉ LE PREMIER DIRECTEUR GÉNÉRAL D’UN ORGANISME DE MÉDIAS DE SERVICE PUBLIC EN UKRAINE. POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER LES ÉTAPES DE LA TRANSITION ENTRE UN ORGANISME D’ÉTAT RIGIDE ET UN RADIODIFFUSEUR PUBLIC ?

Quand nous avons engagé le processus de réforme, la radiodiffusion d’État en Ukraine avait déjà une histoire de près de 90 ans. De nombreuses difficultés s’étaient accumulées, tant sur le plan financier qu’organisationnel, mais aussi technologique. Mais le plus grand problème restait le facteur humain. L’organisme est passé par trois phases. La première a consisté à se fixer un objectif commun. Les salarié.e.s de l’entreprise n’avaient pas l’habitude de travailler en équipe autour d’une idée commune et ne connaissaient qu’une routine : arriver à 9 heures et finir à 18 heures. Au cours de la deuxième phase, ils.elles ont uni leurs forces pour maintenir l’ordre ancien et s’opposer à la réforme. C’est fou, mais les mauvaises idées aussi peuvent rassembler les gens. Aujourd’hui, nous en sommes à la troisième phase : 5 % du personnel continue d’être contre la réforme, plus de la moitié l’a acceptée et les autres la défendent avec conviction. Le pourcentage de personnes favorables (35 %) est d’ailleurs beaucoup plus élevé que dans l’ensemble de la population ukrainienne. Et les réformes ne sont pas finies.

Mais nous devons aussi veiller au facteur humain en dehors de l’entreprise, c’est-à-dire au public et aux parties prenantes. Là, la situation est différente. Après la vague d’émotion qui a suivi la révolution de 2014, les Ukrainien.ne.s s’attendaient à un changement immédiat sous une nouvelle direction. Mais pour que les contenus évoluent, l’ensemble de l’entreprise aussi devait évoluer. L’objectif a été de supprimer les contenus toxiques et d’assurer un développement indépendant.

L’UA:PBC EST UNE GRANDE ENTREPRISE, DOTÉE DE DEUX CHAÎNES NATIONALES, 24 CHAÎNES RÉGIONALES, 26 STATIONS DE RADIO, UN STUDIO D’ENREGISTREMENT, DES ENSEMBLES MUSICAUX ET UNE PRÉSENCE EN LIGNE. VOUS AVEZ CHANGÉ SA STRUCTURE RÉGIONALE. POURQUOI ÉTAIT-CE NÉCESSAIRE ?

Dans le cadre de la restructuration en MSP, nous avons dû intégrer tous les organismes de médias d’État existant dans le pays. Aujourd’hui, les régions représentent le plus grand espoir de développement de l’UA:PBC et constituent une caractéristique propre de notre paysage médiatique national. Avec le processus actuel de décentralisation régionale, nous pouvons saisir l’occasion de réagir rapidement à ces changements, grâce à notre forte implantation locale. C’est ce que nous appelons l’information « hyper-locale ». Nous nous appuyons sur nos bureaux régionaux pour nous développer localement.

Notre modèle est celui d’un réseau national très reconnaissable, avec une programmation régionale à certaines heures de la journée. Nous continuerons de proposer des contenus tiers depuis Kiev, par exemple des variétés, des films, des émissions de divertissement et de sport, tandis que les régions produiront des informations locales, des débats et des talk-shows.

Le financement est une question complexe. L’UER a recommandé de consacrer 0,39 % du budget annuel de l’État au financement de l’UA:PBC. Mais le gouvernement a fait un calcul sommaire, en fixant tous les budgets de toutes les entreprises à 0,2 %. Ce chiffre n’est pas le résultat d’une formule longuement réfléchie et ne s’appuie sur aucun plan de développement. Le gouvernement s’est contenté de tout mettre dans le même panier et voilà, débrouillez-vous avec.

L’UA:PBC BÉNÉFICIE DE LA CONFIANCE DU PUBLIC, MAIS ENREGISTRE DE FAIBLES TAUX D’AUDIENCE. COMMENT L’EXPLIQUEZ-VOUS ?

Nous faisons partie des trois premiers organismes de médias d’Ukraine, en termes de confiance du public. Ce classement reflète aussi les efforts accomplis pendant la pandémie : le public avait besoin d’informations précises et vérifiées sur l’actualité et notre audience a augmenté. Aujourd’hui, le pire de la crise est passé et le public est retourné à ses chaînes de divertissement préférées.

Les mesures d’audience ne sont effectuées que pour notre chaîne principale, UA Pershiyi, ce qui explique que les parts d’audience paraissent faibles. L’audience hebdomadaire est néanmoins de 16 millions, soit un tiers de la population. Pour UA Pershiyi, nous avons hérité du public de l’ancien radiodiffuseur d’État. Il s’agit de personnes âgées de 45 à 65 ans et plus, réparties dans toute l’Ukraine, y compris dans les villes de moins de 50 000 habitants. C’est un public traditionnel et fidèle. Lorsque nous avons supprimé les contenus que je qualifie d’archaïques ou de toxiques, nous avons perdu ce public. Nous devons le récupérer avec des programmes de divertissement. Quant aux jeunes publics, de l’enfance à l’âge de 45 ans, nous les touchons via nos plateformes numériques (mobile, etc.), que nous avons déployées dans les six derniers mois et qui figurent dans le top 5 des médias d’information en Ukraine.

VOUS N’ÊTES DONC PAS TROP INQUIET POUR VOTRE PART D’AUDIENCE ?

Si, bien sûr, parce que nos interlocuteurs et partenaires exigent de bons chiffres d’audience. Nous savons quels types de contenus peuvent attirer le public et générer de l’audience. Mais nous savons aussi que dans le cadre d’une mission de service public, la situation est différente et qu’il est plus difficile d’accroître les taux d’audience. Au début de la pandémie, les médias de service public ont dû diffuser des émissions éducatives correspondant à onze années de programmes scolaires. Si nos taux d’audience ont été proches de zéro, notre utilité sociale a en revanche été élevée.

VOUS AVEZ PERSONNELLEMENT ANIMÉ LES ÉMISSIONS TÉLÉVISÉES PRÉCÉDANT LES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES ET LÉGISLATIVES, AU SEIN DU NOUVEAU MÉDIA DE SERVICE PUBLIC. VOTRE STYLE A ATTIRÉ L’ATTENTION. VOUS AVEZ TOUT SIMPLEMENT INVENTÉ UN NOUVEAU STYLE DE DÉBATS POLITIQUES, SANS AUCUN TABOU. QUELLES ONT ÉTÉ VOS MOTIVATIONS ?

Les député.e.s et le gouvernement considèrent que le budget de l’État, y compris le budget du radiodiffuseur public, leur appartient. Ils.Elles pensent à tort qu’ils nous accordent des fonds, mais que nous ne leur donnons pas de visibilité en retour. Nous les invitons bien sur nos plateaux, mais les conditions ont changé. Avant, un.e député.e s’installait devant le micro et débitait son monologue. Maintenant, nous lui disons : il y aura un.e expert.e, un.e journaliste et vous-même. Le plateau sera à vous ! Mais ce n’est pas ce qu’ils.elles veulent, et ils.elles refusent. Alors, quand le moment vient de voter le budget au Parlement, ils.elles sont ravi.e.s de nous tordre le cou et nous accordent au mieux 64 % de notre budget. Cette réduction a une incidence immédiate sur nos achats et sur notre capacité à acquérir des programmes de divertissement de qualité. Nous perdons donc de l’audience. En vérité, nous n’avons pas seulement besoin de transformer le radiodiffuseur d’État en média de service public, mais aussi d’opérer un changement dans la culture politique.

VOUS AVEZ REFUSÉ D’ÊTRE LE PORTE-PAROLE D’UNE PROPAGANDE D’ÉTAT OU DE GOUVERNEMENT RIGIDE ET VOUS AVEZ MÊME UN JOUR DONNÉ VOTRE DÉMISSION.

Le journalisme et la propagande doivent être clairement séparés. C’est un principe très important. Aujourd’hui, le monde change avec l’émergence du concept de « bonne propagande ». On nous parle de la guerre, que nous devrions soutenir… J’ai parfois été durement secoué par mes propres collègues journalistes ! Je suis foncièrement convaincu qu’il ne faut jamais trahir ses bonnes pratiques journalistiques. Le bon sens doit prévaloir et le journalisme ne doit pas en être le dernier bastion !

En ce qui concerne le temps alloué aux député.e.s dans nos programmes, il existe deux lois, ce qui complique la situation. L’une vise le statut des député.e.s et l’autre, les médias de service public. Selon la première loi, nous devons allouer aux député.e.s 260 heures par mois à la télévision et 75 heures par mois à la radio. La loi sur les médias de service public ne prévoit pas de telles dispositions. Les deux lois sont donc en conflit. Nous y avons fait référence pour refuser ce temps d’antenne aux député.e.s.

QUELS CONSEILS DONNERIEZ-VOUS AUX NOUVEAUX DIRIGEANTS ET AUX NOUVELLES DIRIGEANTES QUI SUBISSENT DES PRESSIONS POLITIQUES ?

C’est le grand questionnement de ma vie. Le rôle des journalistes et des médias ont changé, et très rapidement. Ces dix dernières années, les technologies et les modèles économiques se sont considérablement transformés. Nous ne pouvons plus fonctionner comme nous le faisions auparavant. Or, nous n’avons pas encore trouvé de nouveau modèle. Pour quelles raisons le public a-t-il besoin de nous ? Je ne cesse de me poser cette question.

Pour traverser cette période, journalistes et médias doivent travailler ensemble. Je suis persuadé qu’en cette époque marquée par le chaos et la montée en puissance du populisme, le public a besoin d’informations fiables et basées sur des faits pour pouvoir se forger un avis éclairé. Mais il est difficile de savoir combien de temps nous devrons tenir. Je pense que des associations professionnelles comme l’UER aideront leurs Membres à survivre. Il n’y a pas d’autre issue. Nous devons nous entraider.

L’UA:PBC A CONNU DES DIFFICULTÉS FINANCIÈRES PERMANENTES, PUISQU’ELLE N’A REÇU QUE LA MOITIÉ DU FINANCEMENT PRÉVU PAR LA LOI. COMMENT AVEZ-VOUS GÉRÉ CETTE SITUATION ?

Nous avons adopté une approche pragmatique. Sachant l’amour que nous porte le gouvernement, nous prévoyons trois cas de figure en matière de financement : minimal, moyen et maximal. Et nous élaborons trois plans en conséquence, pour l’exercice suivant. Lorsque le débat budgétaire atteint sa phase finale et que nous avons une idée de son issue, nous sommes prêt.e.s à nous adapter. Dans la plupart des cas, les réductions portent sur les frais généraux. Même avec un budget minimal, nous parvenons à nous développer, mais cette situation explique aussi la lenteur dans la mise en œuvre des réformes. Nous avons construit de solides fondations, mais pour filer la métaphore, nous aimerions bien entrer chez nous et allumer la lumière. Sans lumière, la frustration est grande. La maison n’est pas terminée et elle manque de vie.

CETTE ANNÉE SERA LA PREMIÈRE OÙ VOUS RECEVREZ LA TOTALITÉ DE VOTRE BUDGET.

Officiellement, nous aurons la totalité de notre budget. Les dépenses d’investissement représentent environ 40 % du budget. Mais le gouvernement a transféré cette partie à un nouveau fonds créé cette année, qui perçoit des recettes du secteur des jeux. Nous ne comptons pas sur cet argent et nous ne l’avons pas reçu jusqu’à présent.

QUELS ONT ÉTÉ LES PRINCIPAUX EFFETS DE LA PANDÉMIE SUR L’UA:PBC ? VOTRE FAÇON DE DIRIGER ET DE COMMUNIQUER A-T-ELLE CHANGÉ ?

Je voudrais tout d’abord rendre hommage aux personnes qui ont été touchées par le Covid-19. Notre organisme compte 4 200 salarié.e.s et jusqu’à présent, nous n’avons recensé que 451 cas. Deux personnes sont décédées, dont une victime confirmée du Covid-19.

Nous avons défini des protocoles très stricts et détaillés, avec des instructions précises sur la procédure à suivre en cas de contamination. Nous avons également organisé toutes nos réunions en ligne et mis en place le télétravail. Évidemment, nous avons aussi subi des conséquences financières, avec une réduction de 10 % de notre budget en 2020. En ce qui concerne les contenus, nous avons lancé des marathons d’actualités à la radio et à la télévision, au cours desquels nous avons privilégié une attitude posée, s’appuyant sur des informations vérifiées. Nous avons informé le public au quotidien et abordé des problèmes concrets.

Nous avons une petite équipe de direction, composée de six membres. Nous avons décidé de fonctionner en télétravail partiel (sauf l’un d’entre nous, en télétravail intégral), afin qu’il y ait toujours quelqu’un pour prendre le relais si nécessaire.

La communication est devenue plus distante : je suis passé du petit bureau où je tenais toutes mes réunions, à une grande salle de conférences, avec gestes barrières de rigueur. J’ai dû compenser la distanciation sociale par de plus fortes relations interpersonnelles.

La situation ne manque pas d’ironie ! J’ai toujours pensé que les salarié.e.s devraient travailler aux heures qui leur conviennent. Mais au sein d’une entreprise publique, la mise en place d’un tel système était jugée impossible. Maintenant, la flexibilité des horaires est devenue obligatoire et nous nous rapprochons des nouveaux modes de travail des entreprises technologiques : où l’on veut et quand l’on veut. Ce qui compte, ce sont les résultats. Et ce système est généralement très efficace. L’entreprise est devenue plus réactive. Nous avons accéléré la transition vers le numérique. Avant, nous investissions moins dans le développement de logiciels, mais aujourd’hui, nous avons misé sur cet aspect parce que nous en avions besoin. L’équipe a travaillé plus vite et nous avons pratiquement terminé cette transition.

LE MANAGEMENT MODERNE CONSISTE D’ABORD À DÉVELOPPER L’AUTONOMIE ET LA CRÉATIVITÉ DES ÉQUIPES. CE PRINCIPE EST-IL APPLICABLE À UN RADIODIFFUSEUR ENCORE RÉCEMMENT SOUS LE CONTRÔLE DE L’ÉTAT ?

Notre organisme n’est pas encore totalement libéré du carcan de l’État. C’est pour cela que ça ne marche pas très bien. Voilà la vérité. C’est toujours l’État qui définit le budget de l’entreprise. Il est méfiant et n’aime pas les expérimentations. Si nous préparons dix programmes, nous savons que nous n’en diffuserons que cinq. Et puis, l’État poursuit ses inspections périodiques (douze par an). Ses inspecteur.rice.s ouvrent de grands yeux et demandent à quoi nous avons consacré notre budget. Chaque jour est un combat.

Cette année, nous allons créer un département de recherche et de développement pour tester différentes idées. Nous financerons cette activité avec les recettes publicitaires, que nous pouvons dépenser beaucoup plus librement que les fonds de l’État.

VOUS QUITTEZ L’UA:PBC APRÈS SEPT ANS AUX COMMANDES. CROYEZ-VOUS EN L’AVENIR DE LA RADIODIFFUSION PUBLIQUE ?

Je crois tout à fait en l’avenir de la radiodiffusion publique. Je pense que dans dix à quinze ans, soit le public aura retrouvé son bon sens et se fiera à des informations dignes de ce nom, soit il n’y aura plus aucune possibilité de retour en arrière ; soit les repères seront définitivement perdus et tout sera fini, soit la raison et le sens commun auront repris le dessus.

Nos partenaires européen.ne.s et, en particulier, nos collègues, nos partenaires et l’UER ont fait plus que l’État pour nous aider à nous développer. L’UER était manifestement plus attachée aux réformes que notre propre État. Je pense que sans le soutien international et diplomatique dont nous avons bénéficié ces dernières années, nous aurions fermé nos portes.

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Contact


Radka Betcheva

Responsable des relations avec les Membres - Europe centrale et orientale

betcheva@ebu.ch