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Rompre le silence sur les violences envers les femmes journalistes

08 mars 2021
Rompre le silence sur les violences envers les femmes journalistes

Sur les plateformes numériques, les femmes journalistes sont nettement plus exposées à la haine et aux menaces en ligne que leurs homologues masculins. Si cette situation ne s'améliore pas, le journalisme et la communauté des reporters risquent de perdre des voix et des opinions importantes, ce que nous ne pouvons tout simplement pas accepter. Tel est le point de vue affirmé avec conviction par Cilla Benkö, directrice générale de la Radio suédoise et membre du Conseil exécutif de l’UER, à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes. 

Le royaume du numérique et des médias sociaux où nous évoluons toutes et tous aujourd'hui est bien différent de l'environnement au sein duquel j'ai faits mes débuts en qualité de journaliste sportive, en 1985. J'étais l'une des rares femmes à exercer ce métier, alors largement masculin, et pour quiconque aurait voulu me manifester son hostilité, la tâche aurait bien été plus compliquée qu'elle ne l'est aujourd'hui, ne serait-ce que parce que les outils actuellement fournis par la technologie numérique n'existaient pas encore. 

L'environnement professionnel des journalistes a considérablement évolué ces dernières années et aujourd'hui, les sociétés de médias doivent se préparer à protéger leur personnel de manières totalement différentes. Des pressions importantes se font sentir, qui s'exercent tout particulièrement sur les journalistes en début de carrière. 

Ainsi donc, de jeunes femmes qui ne faisaient rien d'autre que leur métier de journaliste en couvrant certains sujets ont essuyé une véritable tempête de haine sur Internet, des menaces de mort ou de viol étant même proférées envers leur famille ou elles-mêmes. Pris isolément, de tels incidents sont de toute évidence déjà inacceptables mais considérés dans leur ensemble, ils jettent une lumière crue sur une situation intolérable, à laquelle il convient de toute urgence d'apporter des réponses. 

En décembre dernier, l'UNESCO et l'International Centre for Journalists (ICFJ) ont publié un rapport reposant sur une étude mondiale consacrée à la violence en ligne contre les femmes journalistes, à laquelle ont participé 900 reporters dans 125 pays, dont des employées de la Radio suédoise. Les conclusions de cette enquête font tout simplement froid dans le dos. 

73 % des répondantes ont en effet indiqué avoir subi des violences en ligne dans le cadre de leur travail, 20 % d'entre elles déclarant même avoir fait l’objet d’agressions physiques liées à des menaces exercées en ligne. 

Les résultats de cette étude ont été discutées lors d’une session intitulée « Online violence: The New Front Line for Women Journalists - #JournalistsToo », organisée par l’UNESCO et l'ICFJ à l’occasion de la Conférence mondiale sur la liberté de la presse. Rana Ayyub, journaliste indienne travaillant pour le Washington Post, a notamment expliqué que son visage avait été intégré dans une vidéo à caractère pornographique à l'aide de la technologie Deep Fake, vidéo que des membres du Parti indien du peuple ont ensuite largement diffusée.

Dans l'étude réalisée par l'UNESCO et l'ICFJ, les acteurs politiques sont cités en deuxième position (37 %), derrière les personnes inconnues ou anonymes (57 %), dans le classement des sources d’attaques et d’agressions. Ces chiffres sont très inquiétants, surtout dans la mesure où ce sont justement les responsables politiques qui doivent défendre la liberté des médias. L'existence d'une presse libre et indépendante est en effet absolument essentielle à toute démocratie prospère et vigoureuse.

Si l'étude de l'UNESCO et de l'ICFJ ne contient aucune statistique correspondante pour la Suède, il existe tout de même des exemples de personnalités occupant de hautes fonctions qui ont parfois dépassé les limites de la décence en incitant à la haine contre des femmes journalistes. Oui, même en Suède. La Suède où des chiffres récents confirment la gravité de la situation, tout particulièrement en ligne. Comprenez-moi bien : il n'est en rien plus légitime de menacer ou d'attaquer des journalistes hommes, mais aujourd'hui, en cette Journée internationale des droits des femmes, il me semble important de rappeler qu'en 2021, nos consœurs sont plus souvent menacées ou attaquées que leurs collègues masculins.

À la mi-décembre, l’Agence suédoise de recherche pour la défense (FOI) a présenté un rapport sur les menaces numériques exercées à l'encontre d'un certain nombre de professions, qui indique notamment que deux journalistes suédoises sur trois ont déjà subi des propos haineux en ligne. Toujours selon ce rapport, les journalistes femmes sont de loin le groupe le plus soumis à la haine sur Internet, une haine qui prend également de nouvelles formes. Les hommes subissent des injures liées à leurs compétences ou à leur profession, tandis que les femmes sont victimes de harcèlement sexuel et critiquées pour leur apparence. 

À la Radio suédoise, nous avons aussi constaté des différences dans le type de menaces, de messages haineux, de harcèlements et d'attaques que nos reporters peuvent subir. Les journalistes femmes sont en effet davantage victimes de harcèlement, tout particulièrement d'ordre sexuel. Certains indicateurs donnent aussi à penser que les campagnes de haine qu'elles subissent sont plus longues que celles visant leurs collègues masculins 

Quels que soient la situation et le niveau de menace, les services de la Radio suédoise chargés de la sécurité sont constamment prêts à apporter leur aide et à adapter les mesures de protection nécessaires, en concertation avec les employé.e.s qui reçoivent des menaces et des messages haineux et leurs managers. Il est important de rappeler que tout.e journaliste se doit d'être présent.e dans le monde numérique et sur les médias sociaux, qui font partie intégrante de la société d'aujourd'hui. C'est pourquoi il est important de bien se préparer en amont et de former les journalistes encore inexpérimenté.e.s, afin de les aider à bien distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l'est pas.  

Cette responsabilité ne repose toutefois pas uniquement sur les sociétés de médias et les reporters.

La législation doit en effet être passée en revue, les forces de police doivent pouvoir utiliser des outils plus efficaces et les plateformes numériques doivent assumer davantage leurs responsabilités en retirant de leurs sites les messages de haine et les menaces. Les menaces envers les journalistes en tant que groupe doivent aussi être prises plus au sérieux. Cela fait trop longtemps que les mesures et les réactions ne sont pas à la hauteur de la situation.

Certaines initiatives nous permettent toutefois d'espérer. L'an dernier, la Radio suédoise s'est ainsi associée à 40 autres sociétés de médias pour un projet de l'International News Safety Institute (INSI), dans le cadre duquel des réunions ont été organisées avec Google et Facebook pour identifier des solutions pratiques. Les discussions ont essentiellement porté sur les difficultés rencontrées par les victimes pour signaler les abus et les menaces exercées à leur encontre.

Je me félicite que les différents acteurs de notre secteur discutent et échangent de manière ouverte et constructive, mais il y a encore beaucoup à faire. C'est collectivement, en tant que société, que nous devons prendre toute la mesure des menaces et de la haine exprimées en ligne. Si nous n'y parvenons pas, nous risquons de décourager des vocations. Or la pratique journalistique, qui consiste à étudier les faits et à en rendre compte, donc en somme à informer la société dans son ensemble, est aujourd'hui plus indispensable que jamais.

Liens et documents pertinents

Ecrit par


Cilla Benkö Lamborn

Directrice générale