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DISCOURS

Discours d’ouverture de M. Tony Hall, Directeur général de la BBC, à la conférence NewsXchange 2018

13 novembre 2018

(Le texte prononcé fait foi)

Bonjour.

C’est une joie pour moi d’être ici, à Édimbourg. J’ai été heureux hier de revoir mes amis d’un temps, pas si lointain, où je dirigeais BBC News.

Je voudrais commencer non pas en dressant un tableau global de la situation, nous y viendrons plus tard, mais en évoquant un cas en particulier. Le voici.

Il s’agit d’Earl Marchant, un parent isolé habitant Manchester, qui se trouve à environ 150 kilomètres au sud d’Édimbourg. Il a perdu son emploi il y a une dizaine d’années, au plus fort de la crise financière.

Nous l’avons récemment mis à la une, dans le cadre de notre couverture du dixième anniversaire de la crise. Une couverture qui comprenait également des articles de fond, des vidéos numériques, de brèves analyses, ainsi que les archives de la radio et de la télévision les plus représentatives.

J’ai choisi de vous montrer cet extrait parce qu’il dit quelque chose de très simple, mais d’important sur le journalisme que nous pratiquons ; parce que notre métier consiste, comme cela a toujours été le cas, à donner la priorité à Earl Marchant. Et je veux dire par là, à donner la priorité au public.

Comment Earl Marchant peut-il et comment des millions de gens peuvent-ils donner un sens à un monde dont on dit régulièrement qu’il est en plein chaos, un monde qui apparaît profondément divisé, en proie aux rumeurs et à la désinformation ?

Je pense que notre rôle est simple : il consiste à prendre nos responsabilités à l’égard d’Earl Marchant. À l’égard du public dans son ensemble.

Mais pour cela, nous devons nous regarder sans complaisance dans le miroir. Nous savons que nous avons de multiples défis à relever. Notre mission nous impose de le faire.

Quels sont donc ces défis?

Le monde est interconnecté et complexe. L’information circule rapidement, qu’elle soit vraie ou fausse. Ou même, et c’est là le plus difficile, lorsqu’elle est à mi-chemin entre la vérité et le mensonge.

Dans ce monde, règnent aussi l’activisme et l’agression, et en un sens, si vous n’êtes pas d’accord avec quelqu’un, vous êtes son ennemi. Et qu’arrive-t-il si cette personne est puissante ? S’il s’agit de l’État ou des pouvoirs publics ? Êtes-vous alors l’ennemi des autorités ? J’ai l’impression aujourd’hui que notre profession est en état de siège. Ce n’est pas normal. Nous ne devrions pas avoir cette impression.

Il n’existe rien de plus important pour nous, en tant que journalistes, que d’avoir la possibilité d’informer sans peur des représailles. C’est une capacité que nous ne pouvons pas perdre, alors même que la menace est croissante et que les conséquences sont terribles.

Certains de nos collègues sont tout simplement morts parce qu’ils étaient journalistes, parce qu’ils faisaient leur travail. Cela arrive trop souvent à travers le monde. Mais également près de nous, journalistes de l’Union Européenne de Radio-Télévision.

Nous nous sommes trop habitués à ce que des journalistes soient ciblés et tués au Mexique, en Afghanistan ou en Syrie. Et nous avons récemment assisté à la fusillade qui a coûté la vie à cinq collègues du Capital Gazette, à Annapolis.

Mais regardez ce qui se passe également ici, en Europe. L’assassinat ciblé de journalistes d’investigation, comme Daphne Caruana à Malte, ou Ján Kuciak en Slovaquie, tous deux tués alors qu’ils enquêtaient sur la corruption dans leurs pays. Il est difficile de trouver une époque de l’histoire où les journalistes à travers le monde aient été délibérément ciblés comme ils le sont aujourd’hui.

Cette réalité est absolument odieuse. Elle est aussi inacceptable.

Mais, bien sûr, nos collègues font aussi face à des actes de violence moins extrêmes. Chaque jour, nous constatons une agression, prenant presque la forme d’une campagne de dénigrement de notre métier.

Sur Twitter, les menaces anonymes sont constantes contre des journalistes exprimant des avis qui ne plaisent pas à tout le monde.

Certains écrits à l’adresse des journalistes sont franchement ignobles. Ils constituent une tentative d’intimidation pour empêcher leurs destinataires de faire leur travail.

Dans l’intérêt de tous les journalistes, nous devons défendre notre rôle en vérifiant les faits, qu’ils plaisent ou non à certains. Parce que le journalisme est important, qu’il s’agisse de radiodiffusion, de presse ou d’Internet.

Que nous travaillions, au Royaume-Uni, pour le Daily Mail ou le Daily Mirror, le Sun ou le Guardian, le Times ou le Telegraph, le Daily Express ou l’Independent, nous sommes tous concernés. Nous sommes une part essentielle de la société. Nous sommes tous importants.

Et nous devons relever ensemble ces défis. S’il y a moyen d’unir nos efforts pour défendre le journalisme, la BBC est prête à le faire avec toute la profession. Mais je pense qu’au sein de notre secteur, les journalistes de service public ont un rôle particulier à jouer.

Notre métier n’est pas compatible avec le parti pris. Notre valeur essentielle est l’impartialité, le juste reflet du monde tel que nous le comprenons. À l’ère des conflits, cette valeur est l’un de nos atouts les plus précieux. Et la principale question pour nous, compte tenu de notre rôle, est de savoir comment mieux répondre aux attentes de notre public.

L’avons-nous vraiment informé comme il le souhaitait ? Non pas en lui rapportant froidement des faits, mais en lui parlant de ces faits justement, d’une manière conviviale. Les jeunes nous disent qu’ils attendent un dialogue dans lequel différents avis peuvent être entendus. Ils veulent que notre journalisme les éclaire, leur permette de se faire une opinion.

Je voudrais vous exposer quelques-uns des moyens avec lesquels la BBC souhaite répondre à ces grandes évolutions et la façon dont celles-ci concernent les journalistes de service public.

Premier point : les priorités de la BBC

Je veux et je sais que nos journalistes veulent lutter contre les fausses nouvelles ou, plus proprement dit, la désinformation, partout où elle se trouve.

C’est l’une de nos missions fondamentales. J’espère que ce reportage vous montrera, à l’aide d’un exemple très clair, ce que je veux dire. C’est un sujet en provenance du Cameroun, une enquête de notre équipe Africa Eye. Les hommes qui ont tué ces jeunes femmes et leurs enfants étaient des soldats camerounais. Or, la véracité de ces faits a été contestée par le gouvernement lui-même. « Fake news, a-t-il dit. C’est faux, ce n’étaient pas eux. » Mais nos journalistes ont montré quelle était la vérité.

C’est un nouveau type de journalisme, pour lequel il faut faire appel à des reporters expérimentés, c’est absolument vital, des reporters capables de dévoiler les faits. Ils ont été aidés par une profonde compréhension des possibilités offertes par de nouveaux outils tels que les données de géolocalisation et l’imagerie. Dans ce cas, en travaillant sur les images du film et la ligne exacte des montagnes, ils ont pu déterminer à quelques centaines de mètres près le lieu des faits. Tel est le genre de journalisme que nous défendons. Il exige du temps, des compétences, des ressources et la ferme volonté de distinguer le vrai du faux.

Car ce sujet ne s’est pas limité à dévoiler des faits, mais à expliquer leur déroulement et leurs causes. Et il a découvert la vérité, les hommes qui avaient commis ces terribles meurtres.

Nous voulons aller encore plus loin. C’est pourquoi dès le début de l’année prochaine, nous formerons d’autres journalistes aux médias en source ouverte et au travail en collaboration pour tirer parti des données, afin d’explorer des sujets que nous ne pourrions pas couvrir autrement.

Deuxième point : toujours parmi nos priorités, expliquer est essentiel

Qu’il s’agisse des élections de mi-mandat aux États-Unis ou du Brexit, notre objectif doit être d’informer des faits, mais aussi d’expliquer pourquoi ces faits se sont produits et en quoi ils sont importants.

Telle est la nature du journalisme de service public. Elle doit s’inscrire dans notre ADN. Elle constitue une part essentielle de notre rôle. Sans contexte, sans explication, tout semble confus, dénué de sens, voire incompréhensible. Et si le monde semble incompréhensible, il ne faut pas s’étonner que nombre de gens s’en désintéressent.

Il devient impossible de nouer des liens. Tout n’est plus que bruit de fond. C’est pourquoi il est important que nous informions, mais aussi que nous expliquions. Notre public n’attend rien de moins.

Il nous dit qu’il veut des faits bruts, des faits précis. Mais il veut aussi pouvoir approfondir certains sujets, quand il le souhaite. Notre approche est donc multidimensionnelle et s’articule autour de trois éléments :

  • Les faits
  • Leur sens
  • Leur contexte et les détails

Je vais vous donner des chiffres qui vont peut-être vous surprendre : lors du 10e anniversaire de la crise financière, l’information la plus lue sur BBC News en ligne a été un article de 5 000 mots sur les causes de la crise, les actions menées et les conséquences actuelles. Cela montre bien que notre public attend plus que de simples brèves. Il veut comprendre. Il veut des détails.

En résumé, il est aussi important d’expliquer les faits que de les rapporter.

Troisième point : former le public à discerner le vrai du faux

Reality Check est notre équipe chargée d’enquêter sur les allégations et contre-allégations et de vérifier les faits, en allant au fond des choses. Elle fait un travail formidable, mais je voudrais aller encore plus loin.

Je voudrais qu’elle soit au cœur de notre journalisme quotidien, afin que l’analyse soit pertinente et immédiate. Je pense qu’elle constitue un outil indispensable au public pour chaque grand sujet que nous présentons. Et, bien sûr, nous sommes aidés dans notre recherche de contexte par la technologie dont nous disposons. L’information est partout aujourd’hui, le monde regorge de faits et de chiffres que nous avons le devoir de collecter, d’organiser et de mettre à la disposition de nos téléspectateurs, de nos auditeurs, de nos lecteurs.

Exploitons les données, comme le montre cet exemple : https://www.bbc.co.uk/news/health-41483322

Cette idée est venue de nos reporters spécialisés. L’objectif était d’aborder l’un des thèmes qui intéressent le plus nos lecteurs, leur santé, et d’utiliser certaines statistiques à cette fin.

Les statistiques leur disent avec précision comment leur hôpital local fonctionne. Sans elles, il leur serait très difficile de trouver ces chiffres et encore moins de les comprendre. C’est un service dont l’utilité a été reconnue cette année par la Royal Television Society, et par des millions de personnes qui l’ont utilisé. Il crée un nouveau type de relations avec notre public, une relation beaucoup plus personnelle. Et vous savez quoi ? Moi aussi, je consulte ces informations !

Quatrième point : se spécialiser

L’information de première main est importante ; les journalistes de terrain sont importants. Cela fait une grande différence quant à l’authenticité de leur travail. Cela mène à un meilleur journalisme. Ils ont la connaissance des lieux, la connaissance des gens.

Le service Monitoring de la BBC dispose d’experts qui suivent ce qui se dit dans le monde, qui étudient comment de simples opinions ou de véritables mensonges prennent l’apparence de faits. Par exemple, aux actualités, nous avons des journalistes experts en djihadisme, qui connaissent parfaitement la situation et savent si un propos est vrai ou faux. Nous avons des spécialistes sur tous les grands sujets que nous traitons : politique, économie, technologie, science, éducation. Tous les aspects de la vie. Des journalistes qui maîtrisent leur domaine. Capables de repérer ce qui est important et de le signaler, dans un monde où presque tout semble discutable.

L’une des grandes forces de la BBC est la présence de cette expertise dans toutes les équipes. Par exemple, savez-vous quel a été l’un de nos sujets les plus relayés l’année dernière ? Le plastique dans les océans. Et qui a réalisé ce reportage ? Sir David Attenborough, avec notre équipe spécialisée dans l’histoire naturelle à Bristol. Et c’est de l’info.

L’impact de ces programmes sur toutes les tranches d’âge du public montre que les gens s’intéressent et veulent s’intéresser à ce qui est important. Il nous dit autre chose sur notre journalisme.

Nous savons que l’information est souvent, et c’est logique, synonyme de conflits, de divergences d’idées, d’affrontements entre personnes. Mais selon moi, nous devons aussi prendre du recul et informer sur les solutions. Nous ne devons pas nous pencher uniquement sur le problème, mais aussi décrire plus largement les actions menées et montrer les choix possibles. Le plastique est un problème. Mais certains travaillent à sa solution. Le public veut aussi connaître les réponses apportées aux problèmes.

Dernier point : recruter ses journalistes

À mon sens, les organes de presse doivent recruter des personnes venues d’horizons divers, qui puissent débattre de la nature de l’information, des sujets à couvrir et des façons de le faire.

C’est pourquoi nous devons encourager la diversité des talents, hommes et femmes, quelles que soient leurs origines ethniques ou sociales, et qu’ils souffrent ou non d’un handicap.

Nous sommes plus forts, en tant que journalistes, si nous donnons la parole à toutes les composantes de la société. Et cela est valable pour tous les organes de presse, de petites ou grandes dimensions, à l’échelle locale ou internationale.

C’est cette culture que nous encourageons au sein de la BBC, une organisation qui, à mon avis, doit être et agir à l’image de son public. Je ne veux pas de journalistes qui se coulent dans le moule. Je veux des journalistes qui osent innover, changer notre style, choisir des sujets que nous ne couvrons pas.

Ce sont eux qui améliorent notre journalisme. C’est une force d’avoir Nawal Al-Maghafi au Yémen, Anne Soy à Nairobi ou Shingai Nyoka à Harare. Ce sont des spécialistes qui ont changé notre information sur le monde, en offrant leur éclairage au monde, et ceci non seulement sur le plan international, mais aussi national, ici en Grande-Bretagne. C’est grâce à eux que nous sommes plus forts.

Et c’est grâce aux sujets qu’ils couvrent et au ton qu’ils emploient : un dialogue, convivial, avec leur public.

Nous sommes tous ici pour une raison très importante, parce que nous sommes tous profondément, passionnément attachés à l’avenir du journalisme.

Ce qui doit nous unir, ce n’est pas le sentiment d’un danger, mais le sentiment de valeurs communes. C’est pourquoi, lorsqu’il m’a été proposé d’assumer la présidence de l’UER, en plus de mon travail quotidien, je n’ai pas hésité !

Je n’ai pas encore pris mes fonctions… c’est peut-être pour cela que je suis encore optimiste, mais je pense que nous pouvons faire beaucoup ensemble pour défendre ces valeurs. Pour partager les idées, les technologies, bien d’autres choses encore, et bien sûr, les talents.

À une époque où les ressources disponibles pour un journalisme original peuvent être rares sur le terrain, la nécessité de travailler ensemble n’a jamais été aussi importante.

Nous avons une longue histoire ensemble : l’UER partage des contenus d’actualités quotidiennement depuis 1962. Et tous ses Membres collaborent énormément. Le réseau du journalisme d’investigation, par exemple, réunit des spécialistes de l’UER, pour réaliser des sujets qu’aucun d’entre nous ne pourrait faire seul.

Nous voulons travailler avec d’autres. Notre World Service a organisé, au cours de cette seule semaine, deux grandes manifestations sur les défis liés aux fausses nouvelles à Delhi et à Nairobi, en collaboration avec Google, Twitter et Facebook. L’étude d’audience qu’il a réalisée, et que plusieurs sociétés de médias sociaux ont cofinancée, est très éclairante pour nous tous et pour nos publics.

Elle montre que les jeunes veulent comprendre le monde qui les entoure. Ils veulent que leur univers se reflète dans notre journalisme.

C’est pourquoi je suis heureux que 50 étudiants en journalisme à travers le monde nous aient rejoints aujourd’hui.

Nous avons également lancé une initiative appelée BBC Young Reporter ici à Édimbourg, ce matin même, dans l’objectif de donner à des jeunes de 11 à 18 ans les compétences nécessaires pour distinguer un fait d’une fiction.

Encore une fois, nous ne pouvons le faire qu’en collaboration avec d’autres personnes, issues de notre profession, du secteur éducatif, des associations caritatives et des pouvoirs publics.

Continuons d’entreprendre des projets… Ce sera notre legs. Notre cadeau à la prochaine génération.

Les exemples que j’ai donnés, comme la crise financière, Africa Eye, la santé, montrent que notre rôle collectif est plus important qu’il ne l’a jamais été et que nous pouvons faire beaucoup pour notre public, qu’il s’agisse d’expliquer les tendances mondiales, de découvrir la vérité, de donner la parole à des personnes trop souvent ignorées ou de diffuser des informations locales et pratiques ou internationales.

En bref, d’aider chacun à se forger sa propre opinion. Et c’est ce que nous voulons faire partout, en offrant des informations fiables et vérifiées dans des parties du monde où il est impossible de croire aux discours des médias officiels. Des endroits où les personnes ont soif d’actualités et de vérité, et non de désinformation ou de propagande.

Ne laissez personne vous dire que notre vieux et noble métier est dépassé. J’ai une grande confiance en l’avenir. La situation est simple : le public croit dans le journalisme de service public.

Il n’a jamais été aussi important d’être journaliste. Notre public n’a jamais eu autant besoin de nous. Nous avons tous le droit à une information fiable, parce que c’est seulement en étant informés que nous pouvons faire des choix éclairés.

En tant que journalistes, notre rôle est donner au public les outils nécessaires pour faire ses propres choix. Nous devons lutter contre les menaces qui pèsent sur la démocratie dans le monde, contre le fléau de la désinformation et des fausses nouvelles, et demander des comptes aux responsables.

C’est le combat de notre époque. Un combat que nous devons gagner. Selon moi, tous ceux qui croient aux principes du service public se doivent de lutter ensemble. Lutter pour l’intégrité de l’information. Et alors nous gagnerons.

Je vous remercie.

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